Dans les prisons d’État de l’Ancien Régime, n’en déplaise aux féministes d’aujourd’hui, la parité fut rarement respectée et les prisonnières de la Bastille ou du donjon de Vincennes font figure d’exception. En cherchant bien, j’en ai trouvé une, au demeurant bien oubliée aujourd’hui. Son cas mérite examen car elle s’est trouvée au cœur de l’une des grandes disputes théologiques de la fin du XVIIe siècle qui mit aux prises deux grands évêques de l’époque. Le piquant de l’affaire est que l’un et l’autre furent affublés de noms d’oiseaux, l’un fut « l’aigle de Meaux », le second, « le cygne de Cambrai ». J’ai nommé respectivement Bossuet et Fénelon.

Quelle dispute les séparait donc ? C’est celle du « quiétisme ». Le quiétisme est une doctrine mystique définissant un itinéraire spirituel de cheminement vers Dieu. Parmi les protestants, une doctrine similaire s’observe chez les quakers. Inspiré par les œuvres du prêtre espagnol Miguel de Molinos (1628 – 1696), le quiétisme vise à la perfection chrétienne, à un état de quiétude passive et confiante. Ce dépassement mystique s’obtient par des pratiques ascétiques et le respect scrupuleux des contraintes de la vie liturgique. Après un grand débat théologique, le quiétisme est considéré comme une hérésie dès 1687 par l’Église catholique. Malgré son abjuration, Miguel de Molinos est condamné à la prison à vie.

Venons-en à l’héroïne : Jeanne-Marie Bouvier de La Motte, appelée couramment madame Guyon. Elle est née à Montargis en 1648 dans une famille de petite noblesse. Elle est mariée à 16 ans au très riche Jacques Guyon du Chesnoy, âgé de 38 ans. Elle connaît cinq grossesses. Deux fils et une fille atteignent l’âge adulte. Après la disgrâce de Nicolas Fouquet[1], la fille de celui-ci, Marie, duchesse de Béthune-Charost, arrive en exil à Montargis. Le père de madame Guyon lui loue un logis. La duchesse, très pieuse, exerce une influence décisive sur Jeanne-Marie. Veuve à 28 ans en 1676, madame Guyon se trouve à la tête d’une belle fortune. Soucieuse de « travailler au salut de son prochain », elle demande conseil à plusieurs religieux dont Jean d’Arenthon d’Alex, l’évêque de Genève. Elle réside alors à Gex. Sa fortune est convoitée à la fois par sa famille et par diverses congrégations religieuses locales. Pour ne plus subir intrigues et pressions continuelles, pour avoir l’esprit en paix, elle se démet de la tutelle de ses enfants, ce qui la prive de la libre disposition de ses biens. Elle ne touche plus qu’une pension. Suit une itinérance de dix années qui va la mener à Thonon, Grenoble, Turin, Marseille, Gênes puis Dijon. Enfin en 1686, la voici à Paris. Elle reprend la direction du cercle spirituel qui s’était formé autour de son confesseur et « directeur mystique », Jacques Bertot. Mais déjà elle va essuyer la dénonciation d’autres religieux dont celle du père Dominique de La Motte, son demi-frère. Ce dernier orchestre une campagne de calomnies. Jeanne-Marie est accusée de débauche et de quiétisme.

Bossuet se montre d’abord indulgent. Puis, craignant une baisse de la pratique religieuse traditionnelle, ainsi qu’une perte d’autorité des dogmes et du clergé, il prend bientôt parti contre madame Guyon dans la querelle française du quiétisme. Le 29 janvier 1688, sur une plainte de l’archevêque de Paris, madame Guyon est enfermée chez les visitandines de la rue Saint-Antoine. On lui retire sa fille, alors âgée de 12 ans. On reproche à madame Guyon d’avoir écrit « un livre dangereux ». Elle est accusée d’hérésie, puis de crime contre l’État. L’archevêque de Paris, appâté par sa fortune, souhaite marier son propre neveu à la fille de madame Guyon, serait-ce au prix d’un chantage. Si cette dernière accepte cette union, elle est libre. Madame de Maintenon, sensibilisée au sort de madame Guyon, intervient en sa faveur auprès de Louis XIV. Une lettre de cachet la fait libérer le 13 septembre de la même année.

Très en vue dans la haute société parisienne, madame Guyon se constitue un cercle de disciples, au nombre desquels figure Fénelon qu’elle rencontre en octobre 1688. Ce « petit troupeau de brebis distinguées » de l’aristocratie comporte notamment quatre duchesses haut placées. On y trouve aussi quelques gentilshommes de bonne naissance. Madame de Maintenon apprécie toujours beaucoup madame Guyon. De son côté, Louis XIV marque sa confiance à Fénelon en le nommant en 1689 précepteur de son petit-fils, le duc de Bourgogne puis, l’année suivante, précepteur d’un autre de ses petits-fils, le duc d’Anjou. Fénelon, directeur de conscience de la maison de Saint-Cyr introduisit alors Mme Guyon dans l’institution, chère à madame de Maintenon. Mais, bientôt, une cabale interne accuse Madame Guyon d’hérésie. Le qualificatif de « quiétiste », comme celui de « janséniste » quelques années plus tôt, devient un moyen commode pour « nuire à ses ennemis, pour compromettre un rival, faire tomber un supérieur, déplacer un prêtre, emprisonner n’importe quel gêneur. La doctrine quiétiste est plus lâche, plus difficile à cerner que le jansénisme ? Il n’en est que plus facile d’appliquer ce qualificatif à n’importe qui.[2] » Le 2 mai 1693 madame de Maintenon se résout à chasser madame Guyon de Saint-Cyr.

Durant l’été, Fénelon conseille à son amie d’entrer en contact avec Bossuet, « le dictateur alors de l’épiscopat et de la doctrine » (selon Saint-Simon). Fénelon, quant à lui, a toujours la confiance du roi, puisqu’il devient précepteur d’un troisième petit-fils de Louis XIV, le duc de Berry. Le duc de Chevreuse ménage une entrevue entre Bossuet et madame Guyon, chez elle. L’évêque se montre bienveillant, mais insensible à l’émoi spirituel de son interlocutrice ; il la trouve « plus extravagante que coupable ».

En juin 1694, madame Guyon doit faire face à de nouvelles attaques de l’archevêque de Paris. Elle sollicite auprès de madame de Maintenon un examen de ses écrits par des personnes pieuses et savantes, qui jugeraient en même temps de ses mœurs. Ces réunions prennent le nom de « conférences d’Issy ». Elles s’éternisent. Finalement, au bout de six mois, c’est une condamnation sévère du quiétisme. Bossuet tente de faire signer à Madame Guyon un aveu d’hérésie, en vain. Il s’emporte et madame Guyon accepte finalement de signer une adhésion à la censure de ses livres, sans aveu d’hérésie. Bossuet lui fournit une attestation d’orthodoxie et lui demande de se faire discrète, d’éviter Paris. Cependant, elle y revient clandestinement, bravant l’interdiction réitérée par Madame de Maintenon. Elle change plusieurs fois de nom et de domicile mais finit par être découverte. Elle se trouve envoyée le 27 décembre 1695 au donjon de Vincennes.

Fénelon de son côté n’est pas menacé. Il fait preuve d’une remarquable fidélité à son amie : il refuse d’approuver l’Instruction sur les états d’oraison de Bossuet, en raison des attaques dont madame Guyon y fait l’objet. La rupture est consommée entre les deux prélats. Débute alors une violente querelle qui va durer plus de deux ans de 1697 à1699. A la rivalité théologique s’ajoute une querelle de pouvoir manifeste. Fénelon se sent fort de l’appui des jésuites à Rome. Mais Louis XIV finit par exprimer sa colère devant les jésuites. Fénelon est chassé de la cour et doit se retirer dans son évêché de Cambrai en août 1697.

De Vincennes, madame Guyon a été transférée en 1696 dans un couvent de Vaugirard puis en juin 1698 à la Bastille. Une campagne de calomnies la fait suspecter de mauvaises mœurs. La Reynie, le lieutenant général de police, écarte rapidement cette piste pour se concentrer sur ce qui devient la principale accusation, celle d’avoir fondé une secte, une « petite Église » secrète. Madame Guyon est enfin libérée à 55 ans, le 24 mars 1703.  Bossuet décède le 12 avril 1704 et madame Guyon se trouve débarrassée de son principal persécuteur. Néanmoins, elle est assignée à résidence chez son fils Armand-Jacques près de Blois. En 1706, elle est autorisée à vivre seule, d’abord à la campagne, puis à Blois. Les Écossais et les Anglais découvrent madame Guyon, lui écrivent et lui rendent visite. Elle forme des disciples — catholiques et protestants —, dans une grande discrétion.

Dans son exil de Cambrai, Fénelon accueille et ramène à la foi catholique le chevalier de Ramsay, ancien protestant. Il le baptise et le prend en 1709 à Cambrai comme secrétaire. Puis il le recommande pour devenir, en 1714, le secrétaire de madame Guyon. Fénelon meurt l’année suivante. Madame Guyon meurt à Blois le 9 juin 1717, à l’âge de 69 ans. Elle est inhumée dans l’hospice des récollets. Sa sépulture est brisée lors de la destruction de l’église, pendant la Révolution.

Voilà à grands traits la vie bien tourmentée de madame Guyon, en raison d’engagements religieux « non-conformistes » pour l’époque ! Il est difficile d’en juger aujourd’hui, près de trois siècles après les événements, tout autant que d’apprécier un tel mysticisme, fort éloigné de nos mœurs actuelles. Toujours est-il que madame Guyon eut une grande influence spirituelle sur ses contemporains jusqu’à la fin de l’Ancien Régime. Dans son récit autobiographique Cécile, Benjamin Constant évoque sa découverte, à Lausanne, des écrits de la mystique : « La lecture de plusieurs ouvrages de madame Guyon produisit en moi une sorte de calme inusité, qui me fit du bien […] Ce fut alors que pour la première fois je respirai sans douleur. Je me sentis comme débarrassé du poids de la vie. » Une femme se mêlant de spiritualité et de vie religieuse, commettant des écrits d’exégèse théologique, n’était pas monnaie courante, comme le fait de subir six années d’incarcération de ce chef. Je laisse le mot de la fin à l’intéressée dans cette phrase qui la caractérise si bien : « Tout m’est indifférent ; je ne puis plus rien vouloir ; il m’est impossible de savoir si j’existe, ni si je n’existe pas » …

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[1] Les liens entre les deux familles furent étroits. Le fils ainé de Nicolas Fouquet, Louis-Nicolas (1653 – 1705), comte de Vaux, épousa en 1689 Jeanne-Marie Josèphe, la fille de Madame Guyon.

[2] Françoise Mallet-Joris, La Vie de Jeanne Guyon, Paris, Flammarion, 1978

 

Billet d’humeur de Dominique Maillard, Président d’honneur de la FNEP