Nous avons tous abandonné l’idée que les réseaux sociaux et autres plateformes numériques nous offraient gratuitement de splendides outils de communication par pure philanthropie. Les résultats financiers faramineux qu’ils accumulent nous montrent, bien au contraire, une très lucrative activité, fondée principalement sur l’exploitation de nos données personnelles. C’est en vendant notre « ombre numérique[1] » aux entreprises commerciales et publicitaires que ces géants prospèrent et engraissent de jour en jour. La clé de leur succès réside dans la captation de notre attention, qui nous amène à leur consacrer de plus en plus de temps. À cette occasion, nous leur délivrons des masses d’informations et de données valorisables, ce qui fait dire à certains que nous sommes passés d’un régime de datacratie[2] (une utilisation bienveillante et raisonnable) à une datature (une utilisation intensive et autoritaire de nos données).

Pour nous assigner à résidence devant nos écrans portatifs ou non, les géants du numérique ont développé tout un arsenal de moyens. Ils consacrent des fonds considérables à enrichir leur « boite à outil », en passe de devenir une « trousse à malice ». Pour cela ils mobilisent en permanence les ressources intellectuelles de psychologues, sociologues et autres spécialistes du comportement animal ou humain. Les premières études sur le conditionnement du comportement ne datent pas d’hier et elles ont précédé l’explosion du numérique. Les premières expériences de Pavlov[3] ont plus d’un siècle maintenant. Elles ont été poursuivies et approfondies à partir de 1930 par un psychologue du comportement, l’américain Burrhus Skinner (1904 – 1990). Ses analyses reposent sur l’étude du comportement d’un rongeur (rat ou souris) placé dans une cage où il peut actionner un levier pour obtenir des croquettes. Skinner a montré que pour augmenter le temps passé à actionner les leviers, il ne fallait pas modifier la récompense en elle-même, mais plutôt sa fréquence. Il a constaté qu’en faisant varier aléatoirement la quantité de croquettes obtenues, il augmentait de manière spectaculaire le nombre d’interactions entre l’animal et le levier. Autrement dit, quand la souris ne sait pas si elle va recevoir aucune, une, dix ou une avalanche de croquettes, elle devient pour ainsi dire « accro » au levier. Son état d’anxiété augmente aussi parallèlement. L’industrie des casinos a très tôt vu dans ces travaux un moyen de « scotcher » le plus longtemps possible les joueurs sur les machines à sous. En appliquant ce schéma comportemental, ils ont créé ni plus ni moins que de nouvelles boîtes de Skinner exploitant la même vulnérabilité psychologique. Les « boites » s’appellent alors « machines à sous » ou « pachinko » au Japon. Les joueurs, par définition, ne connaissent pas la « récompense » qu’ils font recevoir, ils entendent les jetons tomber dans l’escarcelle de joueurs voisins. Cela ne fait qu’augmenter leur addiction.

Il ne fallait pas beaucoup d’imagination pour comprendre que ce qui fonctionnait avec les machines à sous pouvait faire le succès de certaines applications du numérique. Comme pour les joueurs de machines à sous, il suffit de placer les utilisateurs dans des situations alternées de frustration ou de récompense. Sur les réseaux sociaux, la récompense s’appelle « like » « share » ou « partage », la frustration est l’absence ou l’insuffisance de ces messages de partage. Comme pour les souris ou les joueurs de casino, l’état de dépendance s’accompagne d’un accroissement de l’anxiété pouvant aller jusqu’à l’aliénation pure et simple. Tout se passe comme si nous avions tous une boîte de Skinner dans la poche !

Mais les réseaux sociaux disposent d’autres tours pour nous asservir. Nommé d’après Bluma Zeigarnik (1900 – 1988), une psychologue d’origine lituanienne, l’effet qu’elle a mis en évidence est une « ficelle » dont raffolent les plateformes numériques. Bluma Zeigarnik a demandé à des enfants d’accomplir, en une journée, une série de vingt petits travaux d’écolier. La moitié de ces activités sont terminées, les autres restent inachevées. Quelque temps après, elle interroge les participants pour qu’ils indiquent toutes les tâches qu’ils avaient eu à exécuter. Celles qui n’avaient pu être conduites à leur terme étaient citées environ deux fois plus souvent que les autres, comme si l’inachèvement d’une activité créait une mémorisation plus forte qu’une tâche achevée. En effet, lorsqu’elle donne aux sujets la possibilité d’achever leur travail, il n’y a plus de différence de mémorisation entre les tâches accomplies. Ce phénomène est parfois appelé « effet d’incomplétude ». C’est la base du succès des « séries » et des feuilletons de naguère. L’envie de « connaître la suite » est un facteur d’emprise sur les intéressés. Ce rouage psycho-cognitif est exploité intensivement par les programmes télévisuels et autres dispensateurs de séries, façon « Netflix ».

Les réseaux sociaux exploitent bien d’autres syndromes à risque pathologique. En premier lieu, « l’athazagoraphobie » qui signifie la peur d’être oublié. Ensuite la « peur d’avoir manqué quelque chose », qui n’a pas de nom en français et que les anglo-saxons dénomment FOMO (fear of missing out). Cette phobie amène certains à consulter frénétiquement leur smartphone pour lire le dernier (éventuel) message qui leur serait destiné ou la dernière info à ne pas manquer. Si la moyenne du nombre de consultations de son smartphone (d’après une étude anglaise déjà ancienne, datant de 2014) serait de 220 par jour, certains doivent multiplier ce chiffre par 2 ou 3 !

Tous ces subterfuges relèvent de la « captologie » qui a, comme toute discipline, ses experts et ses gourous. L’un d’entre eux s’appelle Brian Jeffrey Fogg[4]. Il est le fondateur et directeur du Stanford Persuasive Technology Lab[5], rebaptisé plus tard, de manière plus neutre, Behaviour Design Lab[6]. Facebook, notamment, a été l’un de ses principaux clients. Il y a aussi des « repentis » qui reconnaissent que l’outil leur a échappé ou s’est trouvé dévoyé par ses grands utilisateurs. Le créateur d’Internet est de ceux-là. Rappelons que c’est le britannique Tim Lee-Berners[7] (et oui, ce n’est pas un américain !), qui posa en 1989 les bases de la « toile » et du réseau Internet. Il imaginait alors un système totalement ouvert avec une « égalité numérique » parfaite entre tous les utilisateurs. Trente ans plus tard il constate en fait une grande asymétrie. « Personne n’a rien volé, mais il y eu captation et accumulation. […] Quelques agences sont capables de contrôler, manipuler et espionner comme nul autre auparavant ». Ces agences, vous les avez reconnues : ce sont les GAFA. Tim Lee-Berners essaie de renouer avec son rêve originel d’un Internet décentralisé en créant des solutions collaboratives fondées sur de petits groupes d’informaticiens. Il est encore loin d’avoir réussi à déboulonner de leur piédestal les « agences » dominantes !

Que conclure de tout cela ? Si l’on veut être optimiste, on peut suivre les préconisations présentées en 2020 par Bruno Patino, le directeur de l’école de journalisme de Sciences-Po. Elles tiennent en 4 verbes : sanctuariser, préserver, expliquer, ralentir. Sanctuariser, c’est avoir des lieux hors connexion, pourquoi pas les écoles, les lieux de spectacle. Préserver, c’est la même notion dans le temps, imaginez un mode « détox », à l’instar du mode « avion », pendant certaines réunions, en famille pendant les repas, lors de « pauses vacances ». Expliquer, c’est introduire dans les programmes d’éducation des mises en garde sur les effets nocifs de l’addiction aux réseaux numériques. Cela protégerait au passage contre le harcèlement qui emprunte la même voie. Ralentir, c’est amorcer une reconquête du temps à consacrer à d’autres activités comme le sport, les spectacles en direct, la lecture, la conversation directe sans truchement numérique. Ce beau programme s’appelle tout simplement « vivre en société » dans le monde réel et non dans un ersatz virtuel dont, malheureusement, le « metaverse » de Facebook est le prototype ! Une petite note drôle pour finir : « Docteur, je dors moins, je garde la tête baissée, je ris tout seul et je ne parle plus aux gens, est-ce que c’est grave ? qu’est-ce que j’ai ? – un téléphone intelligent[8], répond le médecin ! »

[1] Une ombre (ou « empreinte ») numérique est l’ensemble des traces que nous laissons sur Internet et qui constituent autant de données exploitables, à notre insu. Cela va de nos courriels à nos messages, écrits ou visuels, en passant par les sites Internet que nous consultons, nos requêtes et, bien sûr, les données personnelles que nous pouvons communiquer (adresses, numéros de comptes ou profils divers).

[2] Néologismes rencontrés chez différents auteurs et journalistes à partir de 2015. Les termes sont notamment repris par Bruno Patino dans son dernier ouvrage Tempête dans un bocal – La nouvelle civilisation du poisson rouge, Grasset, janvier 2022.

[3]C’est en 1889 qu’Ivan Pavlov a entrepris des recherches sur la salivation des chiens face à divers stimuli.

[4] B.J. Fogg, né en 1963, est un sociologue américain, chercheur et professeur à l’Université de Stanford. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages dont un bestseller aux Etats-Unis, Tiny Habits (Petites habitudes), non édité en version française, à ce jour.

[5] Laboratoire des techniques de persuasion.

[6] Laboratoire d’analyse comportementale.

[7] En créant le Web en 1989, Tim Berners-Lee invente ses trois technologies fondatrices : les adresses électroniques sous forme d’URL, le protocole de communication HTTP, et le langage informatique HTML. Il fut aidé à ses débuts par l’ingénieur et informaticien belge Robert Cailliau.

[8] C’est une blague québécoise. Le lecteur français aura reconnu, en globish vernaculaire, ce qu’il appelle smartphone.

Billet d’humeur de Dominique Maillard, Président d’honneur de la FNEP