Certains grands hommes ont eu une vie brève. On se prend à rêver pour savoir ce qu’ils auraient fait ou produit en vivant quelques décennies de plus. Combien de symphonies, d’opéras ou de compositions remarquables pour Mozart, Schubert ou Bizet, n’ayant pas atteint la quarantaine ? Quels tableaux nous auraient légués Modigliani, Raphaël ou Le Caravage ? Quelles avancées mathématiques pour Evariste Galois, mort bêtement dans un duel stupide à vingt ans ? Quelles conquêtes supplémentaires auraient accomplies Alexandre-le-Grand ? Quelle sagesse ou quel syncrétisme religieux nous aurait offerts Jésus-Christ ?

Dans ce même registre, quels savoirs et quelles pensées philosophiques aurait développés Jean Pic, comte de la Mirandole, mort à 31 ans seulement en 1494. Cela reste un mystère comme sa vie, très animée mais largement méconnue. Saviez-vous qu’il a fait partie des prisonniers de ce cher donjon de Vincennes ? Y a-t-il trouvé de l’inspiration, même si son séjour, à l’instar de sa vie terrestre, fut assez court ?

La deuxième moitié du XVe siècle est une période de grande effervescence théologique et de remise en cause religieuse en Europe. C’est le temps de Savonarole en Italie, qui prépare celui de Luther en Allemagne. Issu d’une famille noble d’Emilie-Romagne, le comte Jean Pic de la Mirandole fut un grand érudit et théologien tout autant qu’un philosophe. C’était un touche-à-tout de génie, ce qui lui a valu sa réputation proverbiale. Il fréquenta les universités de Ferrare, de Padoue et de Paris, où il acquit un savoir encyclopédique. C’est probablement à Paris, en 1485 que Pic entreprend la rédaction de ses 900 conclusions philosophiques, cabalistiques et théologiques et qu’il conçoit l’idée de les défendre au cours d’un débat public. Ce fut toujours l’objectif philosophique de Pic que de réconcilier les partisans de Platon et ceux d’Aristote, car il était convaincu que l’un et l’autre exprimaient les mêmes concepts, mais avec des mots différents. Pic pensait qu’une personne instruite devait aussi étudier les sources hébraïques et talmudiques, ainsi que l’hermétisme[1], parce qu’il était convaincu qu’elles présentaient la même image de Dieu que l’Ancien Testament.

Il termine en 1485 son Discours sur la dignité de l’homme, qu’il se propose d’annexer à ses 900 Thèses, puis il se rend à Rome pour donner suite à son projet de les défendre. Il les fait publier en décembre 1486 et offre de défrayer les dépenses de tout érudit qui viendrait à Rome pour en débattre publiquement. En février 1487, le pape Innocent VIII interdit le débat proposé, et charge une commission de vérifier l’orthodoxie des thèses. Bien que Pic réponde aux accusations dont elles font l’objet, treize d’entre elles sont condamnées. Pic s’engage par écrit à les retirer, mais ne change pas d’opinion quant à leur validité, et entreprend, pour les défendre, d’écrire une Apologie.

Cela commence à sentir le fagot pour Jean Pic ! Il s’enfuit en France en 1488. Le pape y envoie ses représentants qui le présentent comme un hérétique. Les nonces commencent à comprendre que si Pic de la Mirandole arrive à Paris, où il compte de nombreux partisans, sa condamnation sera moins évidente que prévu. Aussi interviennent-ils pour que Pic soit retenu sur son trajet par le duc Philippe de Savoie[2]. Ledit duc décide de se rendre à Paris pour y prendre les ordres du roi de France dont il est vassal pour le comté de Bresse. Ce dernier tergiverse, soucieux de ne pas déplaire au pape mais désireux de ne pas donner le sentiment qu’il abandonne un humaniste demandant sa protection.

Que se passe-t-il alors ? La correspondance des nonces est silencieuse. Mais on apprend que, le 19 février 1488, Pic est prisonnier au donjon de Vincennes ! La probabilité est que l’un ou l’autre de ses admirateurs aura parlé en sa faveur au roi, qui, curieux, aura demandé de serrer son prisonnier au donjon de Vincennes ? D’autant que Pic fait savoir qu’il est prêt à abjurer une nouvelle fois et dans les termes les plus clairs, des conclusions posant problème. Mais l’affaire traîne en longueur. Personne ne veut se hâter de donner raison au Saint-Père. Pic de la Mirandole est devenu sympathique à la cour et auprès de l’entourage du roi. L’affaire suscite partout de la curiosité : le roi d’Aragon, Ferdinand, ne vient-il pas d’inviter, très officiellement, le jeune philosophe à venir à sa cour ! Mais, pendant ce temps, Pic a été élargi, d’ordre du roi et expulsé hors de France, dans les premiers jours de mars. Il ne sera resté au donjon de Vincennes que trois semaines tout au plus. A tout prendre, cette solution arrange tout le monde, même les nonces qui craignaient d’abord un débat public autour des thèses condamnées par le pape.

Mais où est donc passé Pic de la Mirandole ? Le bruit court qu’il a pris la route de l’Allemagne, pour éviter les territoires du Dauphiné et de la Bresse placés sous le contrôle de Philippe de Savoie. Le 26 mars, les nonces apprennent que Pic, déguisé, est parvenu à retourner en Italie. Il s’est arrêté à Turin où il adresse des courriers à ses amis en Italie. C’est là qu’il apprend le soutien de Laurent de Médicis qui lui a conservé toute son amitié et qui l’invite officiellement à venir résider à Florence. En mai 1489, Pic de la Mirandole s’installe donc près de Florence, à Querceto où Laurent le Magnifique lui a fait préparer une maison. La mort, en 1492, du pontife est pour la Mirandole un soulagement contrarié, cette année-là, par la disparition de son protecteur et ami, Laurent le Magnifique. Celui qui succède à Innocent VIII, n’est autre que le cardinal de Valence, Rodrigo Borgia, élu pape sous le nom d’Alexandre VI. Les bulles d’absolution de Pic de la Mirandole sont publiées le 18 juin 1493, moins d’un an après l’élévation de Borgia au trône pontifical. Tout pouvait sembler aller pour le mieux pour notre héros, pourtant il devait disparaître à peine un an plus tard !

C’est le début des guerres d’Italie avec le rêve des rois de France de s’y implanter. Charles VIII fait son entrée dans Florence le 17 novembre 1494. Ce même jour, Pic de la Mirandole s’éteint, revêtu de l’habit des frères prêcheurs, à l’âge de trente-et-un ans. Il meurt dans des circonstances longtemps restées mystérieuses. La rumeur courut alors que, trop proche de Savonarole, il aurait été empoisonné[3] par son propre secrétaire à l’instigation des Médicis. On l’enterre à Naples et c’est Savonarole qui prononce l’oraison funèbre. Un commentateur de l’époque écrit : « Notre cher Pico nous a quittés le jour même où Charles VIII entrait dans Florence, et les pleurs des lettrés compensaient l’allégresse du peuple. Sans la lumière apportée par le roi de France, peut-être Florence n’eût-elle jamais vu jour plus sombre que celui où s’éteignit la lumière de la Mirandole ».

Pour finir, que reste-t-il, aujourd’hui, de la contribution de Pic à la pensée occidentale ? Sans doute assez peu sur le fond mais surtout une image légendaire d’érudition universelle et de grande curiosité dans de nombreux domaines, ce que les savants appellent la « polymathie ». Comme toute hagiographie, elle enfla rapidement. On prêta au jeune prodige la faculté de maîtriser vingt-deux langues à dix-huit ans et d’avoir produit non seulement des raisonnements philosophiques mais d’avoir œuvré en géométrie, en astronomie comme en botanique. Soit par jalousie, soit par souci de rétablir la vérité, les philosophes et érudits des siècles suivants s’employèrent à rabaisser les prouesses de Pic. Ce fut le cas tant de Pascal que de Voltaire. Pascal critiqua le projet humaniste de Pic de la Mirandole et il considéra que son apologie d’une culture générale n’était que le simple étalage d’une érudition superficielle. Il se moque ainsi implicitement de lui dans Les Pensées, en faisant allusion à ceux qui prétendent discourir « de omni re scibili [4]» Quant à Voltaire, il conclut un bref éloge en demi-teinte du génie précoce par ces propos peu amènes : « Pic de La Mirandole [est] bien malheureux d’avoir consumé sa vie et abrégé ses jours dans ces graves démences […] [son histoire] n’est que celle d’un écolier plein de génie, parcourant une vaste carrière d’erreurs, et guidé en aveugle par des maîtres aveugles ». Aujourd’hui, certains contemporains s’efforcent de réhabiliter sa mémoire, tel Luc Ferry[5] qui voit en Pic de la Mirandole le précurseur de la « philosophie de la liberté » à l’origine de l’humanisme moderne. Ce serait, à ses yeux, le précurseur de Rousseau, Kant puis Sartre. Pour Pic, en effet, l’homme se façonne lui-même : « Tel un statuaire qui reçoit la charge et l’honneur de sculpter ta propre personne, tu te donnes, toi-même, la forme que tu auras préférée ».

 

 

[1] Ensemble de doctrines ésotériques censées constituer la révélation du dieu égyptien Thot (que les Grecs baptisèrent « Hermès Trismégiste ») et qui donnent certaines bases à l’alchimie du Moyen Âge.

[2] Philippe de Savoie est le père de Louise de Savoie, la mère du futur François 1er.

[3] Cet empoisonnement à l’arsenic est confirmé en 2008 par une équipe scientifique qui analyse les restes exhumés de Pic.

[4] « De toute chose connaissable ».

[5] Pic de la Mirandole : la naissance de l’humanisme, Luc Ferry, : Sagesses d’hier et d’aujourd’hui, 2013

Billet d’humeur de Dominique Maillard, Président d’honneur de la FNEP