Au début du XVIe siècle, à Anvers, les Bernoulli étaient médecins ou chirurgiens. Probablement pour des raisons religieuses, la famille, protestante, quitte Anvers pour l’Allemagne, lors des persécutions exercées dans les Flandres par le duc d’Albe, au nom de l’empereur Charles-Quint. Ils émigrent à Francfort-sur-le-Main au milieu du XVIe siècle, puis à Bâle, en entretenant leur fortune par le commerce des épices, souvent corollaire à l’époque de l’apothicairerie. Installé à Bâle, Nicolas Bernoulli (1623 – 1708) était un notable bien en vue. Il avait fréquenté le gymnase (lycée) de la ville. Il ira à Genève puis à Lyon pour apprendre le français. Après quelques années d’apprentissage chez un grand marchand bâlois, qui l’envoie à Brême, Hambourg et Copenhague, il reprend le commerce florissant d’épices de son père. Il occupe diverses fonctions d’édile au sein de sa confrérie (« Corporation du safran ») et au grand Conseil de Bâle. Il siège comme magistrat au tribunal et sera membre de la Cour des comptes de Bâle. Marié à Margarethe Schönauer, il aura onze enfants dont deux (Jacques et Jean) deviendront d’éminents mathématiciens.

Jacques Bernoulli (Jakob en allemand) (1654 – 1705) est l’aîné. Ses parents souhaitent qu’il étudie la théologie et la philosophie, ce qu’il fait d’ailleurs puisqu’il obtint un diplôme dans ces deux disciplines. Mais ses intérêts se portent rapidement vers l’astronomie et les mathématiques. Après ses études, il entreprend de 1676 à 1683 des voyages en France, en Angleterre, aux Pays-Bas. Il en profite pour rencontrer de nombreux savants et commencer une riche correspondance avec ceux-ci. De retour à Bâle, il devient professeur à l’université, poste qu’il occupera jusqu’à la fin de ses jours. De nombreux objets mathématiques portent son nom, comme les « nombres de Bernoulli » (une suite de nombres rationnels), « l’équation de Bernoulli » (en mécanique des fluides), la « lemniscate de Bernoulli » (une courbe), le « processus de Bernoulli » (en statistiques) et le « décalage de Bernoulli » (en théorie des langages formels). C’est lui aussi qui définit pour la première fois le nombre[1] « e » baptisé à tort « nombre d’Euler ». Jakob eut deux enfants dont aucun, fait exceptionnel dans cette famille, ne fut scientifique.

Jean Bernoulli (dit Jean I) (1667 – 1748), né à Bâle, est le dixième enfant de Nicolas Bernoulli. Son père le voyait reprendre le commerce des épices de la famille. Mais Jean Bernoulli n’avait pas de goût pour ce commerce et convainquit son père de lui permettre d’étudier plutôt la médecine à l’université de Bâle. Simultanément, Jean commença à étudier les mathématiques avec l’aide de son frère aîné Jacques. Tout au long de leur séjour à l’université de Bâle, les deux frères Bernoulli passèrent beaucoup de leur temps à étudier le calcul infinitésimal, nouvellement découvert. Ils étaient parmi les premiers mathématiciens non seulement à étudier et comprendre le calcul, mais à l’appliquer à divers problèmes. Si Leibniz est l’inventeur du mot « fonction », dans son sens mathématique, Jean Bernoulli est le premier à avoir donné de cette notion essentielle une définition dégagée de considérations géométriques. Trois de ses fils s’illustrèrent à nouveau en mathématiques.

Nicolas Bernoulli (1695 -1726) est le fils de Jean. Même très jeune, il avait appris plusieurs langues. Dès l’âge de 13 ans, il a étudié les mathématiques et le droit à l’Université de Bâle. En 1711, il a reçu sa maîtrise en philosophie ; en 1715, il a obtenu un doctorat en droit. En 1716-1717, il était précepteur à Venise. En 1719, il occupe la chaire de mathématiques à l’Université de Padoue. En 1725, avec son frère Daniel, il est invité par Pierre le Grand à l’Académie des sciences de Russie, nouvellement fondée. Huit mois après sa nomination, il tombe gravement malade et en meurt. Son décès prématuré a mis fin à une carrière prometteuse.

Daniel Bernoulli (1700 – 1782) est un autre fils de Jean. Il fut un médecin, physicien et mathématicien. Il cultive à la fois les sciences mathématiques et les sciences naturelles. Ami de Leonhard Euler, il travaille avec lui dans plusieurs domaines des mathématiques et de la physique, et partage avec lui dix fois le prix annuel de l’Académie des sciences de Paris, si bien qu’il s’en fait une sorte de revenu. Il passe quelques années à Saint-Pétersbourg, invité comme professeur de mathématiques, mais l’essentiel de sa carrière se déroule à l’université de Bâle où il enseigne successivement l’astronomie, la médecine et la philosophie. En physique, on lui doit un théorème, dit aussi « théorème de Bernoulli », exprimant la conservation de l’énergie mécanique dans l’écoulement d’un fluide incompressible parfait.

Jean Bernoulli (dit Jean II) (1710 – 1790) est le plus jeune des trois fils de Jean Bernoulli. Il a étudié les mathématiques avec Leonhard Euler, ainsi que le droit dès 1724 à l’université de Bâle. Il a été récompensé trois fois par le prix de l’Académie des Sciences de Paris dont il devient membre en 1782. Il était l’ami de Pierre de Maupertuis, le président de l’Académie des Sciences de Berlin dont il devint membre dès 1747. Ses deux fils, Jean III et Jacques II, ont été les derniers mathématiciens de la famille Bernoulli.

Jean Bernoulli (dit Jean III) (1744 – 1807) est le fils de Jean II. C’est un mathématicien et un physicien. Il fait ses études à Bâle et Neuchâtel. Il visite plusieurs pays : l’Allemagne, la France, l’Angleterre, l’Italie, la Russie et la Pologne. À son retour à Berlin, il est nommé directeur du département de mathématiques de l’Académie des sciences. En 1774 il publie une traduction en français des Éléments d’Algèbre de Leonhard Euler. En1774 il est élu membre étranger de l’Académie royale des sciences de Suède.

Jacques Bernoulli (dit Jacques II) (1759 – 1789) est l’autre fils de Jean II. Après avoir terminé ses études littéraires, il est envoyé à Neuchâtel pour parfaire son français. À son retour, il obtient son diplôme de droit. Toutefois ces études n’ont pas modifié sa passion héréditaire pour la géométrie, les mathématiques et la physique. Il accepte la charge de secrétaire auprès du comte de Brenner, ce qui lui donne l’occasion de visiter l’Allemagne et l’Italie. Il est également nommé membre de la « Società reale di Torino » et est admis à l’Académie des sciences de Russie, où il est nommé professeur de mathématique en 1788. En Russie il effectue d’importantes recherches, spécialement dans les domaines de la balistique et de l’élasticité. Deux mois avant d’atteindre l’âge de trente ans, il meurt noyé dans la Neva, en juillet 1789, quelques mois après son mariage avec une petite-fille de Leonhard Euler.

La saga directe des Bernoulli s’arrête là mais elle reprend par certains de leurs descendants, qui s’illustrent à leur tour dans des domaines scientifiques au point d’être couronnés du prix Nobel. En effet Jean (Jean I) Bernoulli est l’ancêtre direct de Pierre Curie et donc d’Irène Joliot-Curie sa fille, ainsi que de Pierre-Gilles de Gennes.

Un arrière-petit-fils de Jean Bernoulli, Jean-Henri Dollfus, appartient à une grande famille mulhousienne, à la fois industrielle et scientifique. Jean-Henri est le fils de Jean-Henri Dollfus père, le cofondateur en 1746 de la première manufacture d’indiennes de Mulhouse. Il fut nommé maire de Mulhouse une première fois en 1814 (une année) puis une seconde fois le 26 avril 1821 (il le restera jusqu’à sa mort) en raison de son loyalisme à l’égard des Bourbons, attitude politique plutôt rare au sein la classe dirigeante mulhousienne, essentiellement protestante et libérale. Un de ses neveux, André Koechlin, fut aussi maire de Mulhouse entre 1830 et 1843. Une de ses nièces, Julie Dollfus (1775-1855), est l’arrière-grand-mère de Pierre Curie (1859 – 1906) qui obtint en 1903, conjointement avec sa femme, Marie Skodowska-Curie[2] (1867 – 1934), le prix Nobel de physique pour leurs recherches sur les radiations. Leur fille Irène Joliot-Curie (1897 – 1956), à son tour, obtint en 1935 le prix Nobel de Chimie avec son mari, Frédéric Joliot ((1900 – 1958), en reconnaissance de leur synthèse de nouveaux éléments radioactifs. Enfin, Pierre-Gilles de Gennes (1932 – 2007) se rattache également au patriciat mulhousien des Dollfus par l’une de ses grand-mères, Sophie-Marie Klose, arrière-petite-fille de Climène Dollfus, elle-même petite-fille de Jean I Bernoulli. Il obtint le prix Nobel de physique en 1991 pour ses travaux sur les cristaux liquides et les polymères.

Une telle accumulation familiale de savants de renom est exceptionnelle. Et pourtant, je n’ai évoqué qu’une partie de cette saga tentaculaire. En effet, des descendants Bernoulli sont aussi apparentés aux Friedel (dont le fondateur de l’École alsacienne et trois majors de polytechnique, physiciens et minéralogistes), aux Koechlin (chimistes) et aux Berger-Levrault (imprimeurs) entre autres. Plus qu’un hypothétique lien génétique, il faut y voir la marque d’une forte tradition éducative familiale de la bourgeoisie protestante alsacienne. Les historiens Michel Hau et Nicolas Stoskopf[3] concluent en ce sens. « La fréquence des savants dans certaines familles aisées des populations [alsaciennes] s’explique par la transmission intégrale, sur une dizaine de générations, de traditions comportementales qui ont permis à de nombreux enfants de mieux exploiter leur potentiel intellectuel ». C’est ce que le marxiste distingué, Pierre Bourdieu, appelle la « reproduction des élites » ; celle-ci a au moins le mérite de faire avancer la science, à défaut de former des gauchistes révolutionnaires. Mais cette réflexion n’engage que moi…

[1] e=limn->∞(1+1/n)n

[2] Marie Curie, première femme à recevoir le Nobel, fut aussi la seule femme double lauréate. Elle reçut en 1911 le prix Nobel de Chimie pour avoir isolé du radium et démontré qu’il s’agit bien d’un métal.

[3] Michel Hau et Nicolas Stoskopf sont historiens et professeurs d’économie. Ils sont notamment les auteurs des Dynasties alsaciennes du XVIIe siècle à nos jours, ED Perrin, 2005.

Billet d’humeur de Dominique Maillard, Président d’honneur de la FNEP