Le besoin de quantifier certaines appréciations qualitatives générales sur la société n’est pas critiquable en soi. Il s’agit de donner des critères plus objectifs pour évaluer une situation qui serait sinon sujette à des opinions contingentes et partiales. Cela part d’un bon réflexe : essayer de fournir un instrument de mesure pour apprécier de manière relative ou absolu une notion au départ subjective. Mais ce n’est pas sans risque, dès lors que ces outils d’apparence objective sont en fait très souvent arbitraires et conventionnels. Je vous en livre deux illustrations : la notion de désert médical et celle de pauvreté.

Selon une étude[1] récente, 11,1 % des Français habitent dans un désert médical en 2019, soit 7,4 millions de personnes. Mais qu’est-ce qu’un désert médical ? Le ministère de la Santé en donne une définition : il considère qu’un territoire est un désert médical quand la densité de médecins par rapport à la population est de 30 % inférieure à la moyenne nationale. Mais, dans son enquête, l’UFC a retenu un seuil différent et n’a compté parmi les déserts médicaux que les territoires dont la densité médicale est 60 % inférieure à la moyenne nationale. Les territoires dont la densité médicale est entre 30% et 60% inférieure à la moyenne nationale appartiennent à la catégorie « accès difficile aux médecins ». Mais ces différents taux sont arbitraires, pourquoi pas 20 ou 80% ? Le résultat serait, par construction, différent.

C’est peut-être pour essayer de raffiner le concept, exprimé de manière trop rudimentaire, que de grands esprits de l’administration ont voulu faire mieux. Aussi la DREES (direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques) du ministère de la Santé a tenté de clarifier l’approche. A ses yeux, est un désert médical une zone qui cumule les trois difficultés suivantes : l’accessibilité potentielle localisée[2] (APL) aux médecins généralistes est inférieure à 2,5 consultations par an et par habitant, la première pharmacie est située à plus de 10 minutes de trajet motorisé et le premier établissement de soins d’urgence est situé à plus de 30 minutes de trajet motorisé. Avec cette définition, 7,94 % (admirez la précision de deux chiffres après la virgule !) des Français connaissent au moins une difficulté d’accès et 0,55 % (soit un peu plus de 360 000 personnes réparties sur 1883 communes) cumulent les trois et vivent dans un désert médical. Toutefois, la majeure partie de la population française, soit 82,06%, vit sur un territoire sans difficulté majeure d’accès aux médecins généralistes, aux urgences ou aux pharmacies. On peut admettre que l’évolution de ce paramètre traduise la modification (et sans doute la dégradation, ressentie par ailleurs) de la qualité de l’accès au soin mais pouvait-on rêver plus technocratique et plus arbitraire ? La précision illusoire des valeurs (deux chiffres après la virgule) donne le sentiment que tout cela est d’une très grande rigueur. Or rien n’est moins vrai ! Certains journalistes, se refusant à l’analyse fine du contenu, sont prêts à retenir la valeur absolue comme l’indicateur catégorique et irrécusable de la « désertification médicale » du pays, alors que des critères moins sophistiqués (comme simplement la densité de médecins par habitant ou la part du budget santé dans le PIB) donneraient des valeurs moins alarmistes et une place très honorable de la France, comparée à celle d’autres pays de l’union européenne.

 

Un autre indicateur, plus social, retient toute l’attention des commentateurs politiques et des idéologues de tout poil : l’indice ou le taux de pauvreté. Dans ce cas également, tout dépend de la définition retenue. La détermination la plus courante consiste à partir au revenu médian[3], c’est-à-dire le revenu supérieur à celui de 50% de la population (et par conséquent inférieur à celui de l’autre moitié). Sont alors considérés « pauvres » les Français dont le revenu est inférieur à 50% (parfois 60%) de ce revenu médian. On comprend l’intérêt d’une telle définition ; la pauvreté est en effet une notion relative. On se compare implicitement aux autres et on s’estime pauvre quand on observe que ses revenus sont inférieurs à ceux de beaucoup d’autres. Cela part d’une bonne idée, plus psychologique et sociologique que financière au demeurant. Mais on se heurte vite à des effets paradoxaux. Tout d’abord un « pauvre » en France vaut un vrai « riche » dans d’autres pays, puisqu’on ne prend pas en compte la valeur absolue des revenus même en termes de pouvoir d’achat. Ensuite le taux retenu est tel que si, par un coup de baguette magique, le revenu de tous les Français se trouvait multiplié, ou divisé par deux (ou davantage) la proportion de pauvres ne changerait pas. Curieux, quand même ! Enfin, mais on l’avait déjà compris, le choix du pourcentage (50 ou 60% du revenu médian) est artificiel et ne repose sur aucune vérité politique, économique ou sociologique, établie. On pourrait même retenir 100%, ce qui signifierait qu’il y a en permanence 50% de « pauvres », de manière stable et par construction quels que soient leurs revenus en valeur réelle.

La notion de « riches » ne vaut guère mieux. Selon l’Observatoire des inégalités[4], dans un rapport publié mardi 9 juin 2020, la France compte 8,2 % de riches si l’on place le « seuil de richesse » à deux fois le revenu médian. La France compterait ainsi 5,1 millions de « riches », avec un tel seuil. Certains raffinent encore le modèle en caractérisant des « hyper-riches » à 30 fois le revenu médian et qui représenteraient 0,01% de la population française. Le même genre de bizarrerie artificielle se trouve avec la répartition du patrimoine. On serait riche avec trois fois (pourquoi trois ?) le patrimoine médian. Au demeurant cela ne donne pas le même résultat : on peut être riche au sens des revenus sans l’être au titre du patrimoine, et réciproquement.

Dans ces conditions on comprend qu’il suffit de choisir le bon indicateur pour démontrer ce que l’on souhaite selon ses orientations idéologiques ou politiques. Rien de tel pour soit affoler le bon peuple soit justifier ses prises de position doctrinales. C’est ce que dénonce à juste titre le démographe et statisticien Hervé Le Bras dans son dernier ouvrage[5] fort bien intitulé : Se sentir mal dans une France qui va bien. La morale, s’il devait y en avoir une, est que le fait d’articuler un chiffre ne garantit nullement l’exactitude ou la rigueur de la mesure. En plus de tout cela, observez avec moi que la méthode de calcul est rarement précisée, ce qui autorise toutes les manipulations inconscientes ou délibérées de la part de ceux qui se gargarisent de ces appréciations d’apparence quantifiées. Ainsi va le monde…

[1] Enquête de l’UFC-Que choisir publiée le 23 novembre 2019.

[2] Ce critère est en lui-même un morceau d’anthologie de la technostructure du ministère de la Santé, je vous laisse méditer et essayer de comprendre la définition jargonnante et tarabiscotée qui en est donnée sur le site officiel du ministère et que je reprends mot à mot (Doliprane recommandé) :

« L’APL prend en compte dans son calcul :

– un recours dégressif avec la distance entre 0 et 20 minutes.

– le nombre de consultations et visites (ou « nombre d’actes ») réalisées sur une année. Pour tenir compte du lien entre niveau d’activité des médecins et densité médicale locale, le nombre d’actes pris en compte dans le calcul de l’indicateur est borné à 6 000 actes par cabinet libéral. Inversement, un niveau d’activité minimal de 3 600 actes par an est affecté aux libéraux (sauf cabinets secondaires).

– La demande de soins : les besoins de recours à un médecin généraliste varient notamment en fonction de l’âge. Pour tenir compte de ces variations, chaque personne est affectée d’un poids qui dépend de la consommation moyenne observée de sa tranche d’âge.

Pour l’APL aux médecins généralistes, les médecins sont pris en compte quel que soit leur âge car il s’agit de donner un état de la situation à l’instant t. Pour l’APL aux médecins généralistes de moins de 65 ans : seuls les médecins de moins de 65 ans sont pris en compte ce qui permet par différence d’anticiper les cessations d’activité et donc les zones qui sont susceptibles de devenir fragiles à court terme. L’indicateur est calculé en nombre de consultations/visites accessibles par habitant standardisé. C’est-à-dire que l’APL rend comparable l’accessibilité de communes ayant des populations d’âges très différents : il n’y a donc plus lieu de tenir compte ultérieurement de ces différences. L’APL est calculé à l’aide du distancier « Metric » de l’INSEE. »

[3] Le revenu « médian » ne coïncide pas avec le revenu « moyen » (la moyenne arithmétique des revenus) qui lui est sensiblement supérieur. En 2020, le salaire moyen en France était de 2 238 euros alors que le salaire médian était de 1 789 euros.

[4] Organisme fondé en 2003 à Tours par le journaliste Louis Maurin. Se déclare indépendant (financement participatif) tout en restant proche du magazine Alternatives économiques.

[5] Hervé Le Bras, Se sentir mal dans une France qui va bien – La société paradoxale, Ed. L’aube, mai 2019.

 

Billet d’humeur de Dominique Maillard, Président d’honneur de la FNEP