On sait l’acharnement que les monothéismes ont mis à éradiquer les pratiques polythéistes antérieures. Celles-ci ont été qualifiées de « paganisme », c’est-à-dire la « religion des paysans » supposés incultes. Mais aujourd’hui l’effondrement des pratiques religieuses (Islam mis à part) dans les pays occidentaux et tout particulièrement en France fait craindre un retour en force d’un paganisme polythéiste. Bien sûr, les dieux d’aujourd’hui ou de demain ne s’appelleront plus Jupiter, Mars, Vénus, Junon, Isis ou Mithra. Ils ont d’autres formes et d’autres noms. Mais l’appareil social est très comparable. On va retrouver les rituels, les sacrifices, les grands prêtres, le peuple des pratiquants, les anathèmes… Face à cela, les pouvoirs publics sont soit tétanisés soit complaisants, choisissant le plus souvent le rôle du pontifex maximus[1] en jouant les grands ordonnateurs, flottant entre neutralité faussement laïque et tolérance coupable.

Je vous suggère d’examiner les divinités de notre panthéon moderne et les cultes associés.

La première de ces pratiques nouvelles dominantes est le culte du développement durable. Cette nouvelle foi comporte plusieurs grandes obédiences non exclusives les unes des autres : la biodiversité, le changement climatique, la nourriture bio, la lutte contre la pollution en général. Ses prêtres, sans grande hiérarchie, s’appellent « les écolos ». Son vecteur de propagation principal repose sur les réseaux sociaux et le monde journalistique largement converti et prosélyte de la cause. Très intolérante, cette religion n’admet pas la contradiction et règne par l’anathème et l’excommunication des opposants, vite qualifiés de « négationnistes » et passibles du lynchage médiatique à défaut d’inquisition. Cette religion a ses prophètes et ses prophétesses. Son crédo est professé par quelques organismes, comme le GIEC[2] pour le changement climatique, dont l’imprécision et l’approximation n’ont d’égal que le caractère péremptoire des assertions catastrophistes. Face à cette religion d’État, nul responsable n’ose vraiment se déclarer opposé au dogme, sauf certains politiciens, au demeurant peu sympathiques, comme Donald Trump ou Jair Bolsonaro. Dans nos contrées européennes, c’est au contraire une surenchère permanente pour attester de son engagement pratiquant et de sa foi. Non sans quelques raisons, certains dénoncent ce comportement où le discours et les bonnes paroles intentionnelles contrastent avec l’inaction concrète. Peut-être est-ce mieux ainsi car les actions possibles sont rarement chiffrées quant à leurs conséquences économiques et sociales.

Autres divinités, en l’occurrence plutôt des demi-dieux : les sportifs de haut niveau. Ne parlait-on pas naguère des « dieux du stade » ? Il s’agit d’hommes ou de femmes dont les performances, ou plutôt les prouesses, en font des exemples pour nombre d’individus, surtout parmi les jeunes générations. Jusqu’ici, tout va bien : il est bon que la jeunesse ait des modèles à imiter. Les choses se gâtent quand on constate que ce vedettariat conduit à une tolérance inimaginable en d’autres circonstances. On trouve raisonnable que ces héros (pas tous, il est vrai) bénéficient de salaires exorbitants alors que l’on s’indigne devant des rémunérations – souvent bien inférieures – de chefs d’entreprises ou de vedettes du barreau. Les frasques de ces idoles alimentent les colonnes des magazines pipoles mais ne nuisent pas plus à leur légende que les aventures imaginaires des dieux de l’Olympe ne compromettaient leur culte. Les métiers du spectacle (« showbiz » pour les intoxiqués du franglais) connaissent la même idolâtrie, cultivée par le microcosme de la presse spécialisée. Les journalistes eux-mêmes se verraient bien rejoindre ce Nirvana de la célébrité et certains présentateurs des deux sexes s’y croient vraiment. Fort heureusement, ce culte, contrairement à d’autres, n’est pas obligatoire et il suffit de ne pas allumer le petit écran ou de ne pas lire la presse pour y échapper. Mais on court le risque de tomber sous l’emprise d’une autre religion dominante et addictive : Internet et les réseaux sociaux.

En effet, Internet est un dieu exigeant, très accaparant et peu partageux. Il réclame de ses adeptes une disponibilité de presque tous les instants. Ses instruments de culte, dont les pratiquants ne sauraient se séparer, s’appellent ordinateur, portable ou smartphone. Assez exclusif, il oblige ses zélateurs à rompre avec d’autres pratiques comme la conversation, l’échange direct, la lecture ou le farniente. S’apparentant à une sorte de drogue, sa privation, même temporaire, peut conduire les fidèles à des états dépressifs graves. Sous une apparence de liberté et d’accès illimité à un savoir faussement encyclopédique, il véhicule souvent des informations falsifiées et se prête à des manipulations dont auraient rêvé les régimes les plus totalitaires d’antan.

Au-delà des dieux principaux et de leur Olympe, on voit se répandre quelques nouveaux cultes dont on ne sait s’ils vont prospérer, même si leurs apôtres font preuve d’un activisme tapageur. Je mentionnerai en particulier le triptyque : néoféminisme, anticolonialisme, antiracisme. L’adoration nouvelle se conjugue avec trois luttes parallèles[3] et souvent confondue : le genre, l’identité et la race. Cette trinité incriminante est du genre maléfique comme son ancêtre, la triade mythologique des Furies[4] (encore appelées Mégères). Sous couvert de défendre de beaux et grands principes, comme l’égalité homme-femme, la lutte contre l’asservissement des peuples ou contre le racisme, ces observances développent les travers mêmes de ce qu’elles prétendent combattre. Le néoféminisme se confond avec la stigmatisation et la diabolisation de l’homme. L’anticolonialisme nie tout apport des anciens colonisateurs, les rend coupables de tous les maux actuels des ex-colonisés et se complait dans une demande de repentance permanente. L’antiracisme cultive un racisme inversé à l’égard des anciens dominateurs présumés (blancs, mâles, hétérosexuels). Bref ces nouveaux cultes ne sont guère enthousiasmants et se nourrissent de passions tristes. Ils trouvent néanmoins un terreau favorable en Occident toujours prêt à battre sa coulpe et professant volontiers un repentir public avec sa bonne conscience malheureuse[5].

Certains penseurs (Michel Onfray[6], Yuval Noah Harari[7]) défendent l’idée que l’humanité a effectué un progrès moral et religieux en allant de l’animisme au polythéisme puis au monothéisme. Tout donne à penser que le chemin inverse est en train de s’amorcer. S’agit-il d’une régression ou le progrès moral est-il une notion vide de sens ? À chacun de se prononcer… Ceux qui ne se sentent pas en état de choisir peuvent se réfugier dans l’agnosticisme ou l’athéisme. Mais, en période de religiosité, c’est mal vu et mieux vaut, tant qu’à faire, donner le sentiment d’une pratique rituelle formelle en respectant les apparences mais sans y croire !

[1] Pontifex maximus (grand pontife) est la charge la plus élevée en prestige et en obligations au sein de la religion publique romaine. L’empereur depuis Auguste était systémiquement pontifex maximus.

[2] Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat. Grand ordonnateur des rapports sur le changement climatique.

[3] Pour approfondir cette analyse, on pourra se référer à l’ouvrage récent de Pascal Bruckner : Un coupable presque parfait – La construction du bouc émissaire blanc, Grasset, octobre 2020.

[4] Les Furies se nommaient, Alecto, Tisiphoné et Megaira, noms qui signifient, respectivement : Implacable – Vengeance du sang – Rancune.

[5] L’expression de « conscience malheureuse » est de Hegel (la Phénomologie de l’esprit) pour décrire le doute de la capacité à agir.

[6] Décadence, Flammarion, 2017.

[7] Sapiens, une brève histoire de l’humanité, Albin Michel, 2015.

 

Billet d’humeur de Dominique Maillard, Président d’honneur de la FNEP