Notre langue parlée, ou écrite, fourmille d’expressions tellement consacrées qu’elles en deviennent parfois exaspérantes. À d’autres moments, leur originalité ou leur truculence nous font sourire. Beaucoup viennent de très loin, de l’Antiquité ou du Moyen Âge. Nombre d’entre elles sont plus récentes, s’incrustent ou disparaissent au gré des modes langagières. Un magazine[1] en recensait -sûrement sans exhaustivité- plus d’un millier en circulation courante. Mais d’autres sont en train de nous quitter, ce qui est dommage de mon point de vue. Je vous invite à m’accompagner dans une petite revue de détail pour faire revivre certaines de ces expressions, en risque de disparation complète. Peut-être aurez-vous à cœur, comme moi, d’essayer d’en sauver quelques-unes au nom de la « mot-diversité ».

Commençons par une expression qui existait déjà en latin[2] : « il n’est pas permis à tous d’aller à Corinthe ». L’expression s’employait pour dénoncer un projet au-delà des moyens (financiers et matériels) de certains. Nos Corinthe d’aujourd’hui s’appellent Singapour, Hong-Kong ou Paris…

Le Moyen Âge nous a légué plusieurs expressions imagées qu’on croirait sorties d’un fabliau. Je citerai « rompre l’anguille au genou » dont on voit bien l’inutilité du geste. Cela signifiait : utiliser à tort la méthode forte pour résoudre un problème là où il aurait fallu de la souplesse. De la même époque date l’expression, encore un peu usitée, « acheter (ou vendre) un chat en poche », c’est-à-dire conclure un marché sans voir l’objet de la vente, autrement dit prendre des risques, du moins pour l’acheteur. C’est ce que nous faisons tous en achetant sur Internet, on pourrait, à tout le moins, dire « souris en main » si on ne veut pas « du chat en poche » …Du Moyen Âge nous vient également l’expression « avaler des poires d’angoisse[3] » que Molière employait dans ses pièces au sens de vivre des situations très désagréables.

Anciennes aussi les tournures invoquant des saints. Par exemple, « utiliser toutes les herbes de la Saint-Jean » pour vouloir dire : recourir à tous les moyens possibles pour réussir. Pas d’avantage, ne dit-on plus, quand on est trop couvert pour le temps qu’il fait : « couvert comme Saint Georges » dont la cuirasse devait tenir chaud par beau temps ensoleillé !

Si tous les chemins mènent encore à Rome, du moins dans le discours, d’autres destinations étaient fréquentées par nos ancêtres. « Faire une conduite de Grenoble », par exemple, signifiait : se faire accueillir, voire chasser, avec hostilité. C’est en souvenir de la mésaventure du grammairien Richelet du XVIIe siècle ayant eu le tort de médire des Grenoblois qui le lui rappelèrent bruyamment. « Aller à Niort » est ancien et tient à la proximité phonétique entre le verbe « nier » et le nom de la ville. La formule continue à être pratiquée dans l’argot des truands et San Antonio l’utilise dans ses romans comme synonyme de « ne pas cracher le morceau ».

Les images ou les comparaisons sont fréquentes dans nombre d’expressions. Ainsi « faire le pied de veau » ou « tuer un âne à coups de figues molles » devaient parler dans un univers plus rural qu’aujourd’hui. La première expression voulait dire : s’abaisser excessivement devant quelqu’un. La seconde : entreprendre une tâche impossible ou, à tout le moins, très longue. On n’hésitait pas à « jeter son bonnet par-dessus les moulins » quand il y avait des moulins et que l’on portait des bonnets ! C’était à la fois un signe de renoncement, du genre « je rends mon tablier », ou une façon de se moquer du qu’en dira-t-on.

Des expressions plus récentes (du XXe siècle) ont eu une vie courte et demeurent, pour l’essentiel, incomprises de nos jours. Qui use aujourd’hui de l’expression « aller à plein badin » ? Il faudrait se rappeler que le « badin » est le nom de l’anémomètre inventé en 1914 par l’ingénieur et pilote Raoul-Edouard Badin qui donna son nom à l’instrument. Plein badin, c’est « à toute allure », au maximum des graduations de l’instrument. Les joueurs de dés reconnaîtront peut-être l’expression « en deux coups, les gros ! » qui signifie aussi à : toute allure, rapidement, en quelques mouvements. Elle puise ses références dans le jeu du « zanzi » proche du « 421 ». Alphonse Boudard a mis dans la bouche de certains de ses personnages cette expression familière des tripots.

« Manger avec les chevaux de bois » nous rappelle le temps des manèges du même nom. Il s’agit bien sûr de n’avoir rien à manger comme ces animaux de foire, très sobres. « Mettre les écureuils à pied » mériterait d’être réhabilité lors des « coupes sombres » (qui devraient s’appeler « des coupes claires ») de nos forêts. L’image est assez explicite pour ne pas avoir à être commentée.

De nombreuses expressions ont un ancrage régional même si elles se sont exportées dans tout l’hexagone. Le parler provençal est particulièrement riche en expressions fleuries comme « être dans le pastis » ou avoir « les yeux bordés d’anchois ». Je retiendrai aussi « patin, couffin », plus ou moins synonyme de « et patati patata » et qui peut tenir lieu de « et cætera » dans le texte. A l’origine « patin, couffin » était censé exprimer les propos sans grand intérêt échangés par les commères sur la place du village : patin au sens de chiffon et couffin celui de berceau. Une telle hypothèse ne serait plus tolérable aujourd’hui, sinon pour être taxée de misogynie primaire !

Pour terminer sur les relations humaines, je vous livre deux expressions montrant la fragilité de l’amitié face aux événements. Tout d’abord « amis jusqu’aux autels[4] » s’utilisait pour montrer que la religion pouvait l’emporter sur l’amitié. Et « ami au prêter, ennemi au rendu », traduisait l’effet nocif de l’argent dans les relations personnelles : on ne se prête de l’argent entre amis qu’à ses risques et périls… Cela dit, les dictons sont faits pour être démentis !

[1] Lire magazine littéraire, édition hors-série, janvier- février 2022.

[2] Non licet omnibus adire Corinhum : Corinthe était une ville chère dans l’Antiquité. Il fallait beaucoup d’argent pour y vivre et donc il n’était pas permis à tous d’y aller séjourner.

[3] Il s’agissait d’instruments de torture en forme de poire que l’on introduisait dans la bouche des victimes et dont les côtés s’écartaient, pour provoquer la désarticulation de la mandibule.

[4] Cette phrase aurait été prononcée par Henri VIII à l’égard de son « ami » François 1er.

Billet d’humeur de Dominique Maillard, Président d’honneur de la FNEP