Parmi les maux dont les écologistes nous annoncent l’imminence, sinon l’enclenchement déjà présent, figure la sixième extinction. Les géologues et paléontologues ont en effet identifiés cinq extinctions[1] massives des espères animales et végétales au cours des temps géologiques, depuis 450 millions d’années (Ma). D’autres extinctions, encore plus anciennes, ont pu avoir lieu précédemment. La première d’entre elles a été provoquée par les cyanobactéries il y a 2,4 milliards d’années, quand ces micro-organismes ont introduit de grandes quantités d’oxygène dans l’atmosphère, conduisant à la disparition de la vie anaérobie et suscitant le développement des êtres multicellulaires aérobies, dont nous sommes issus.
Trois grandes catégories de causes ont été avancées pour expliquer ces extinctions massives : 1) terrestres (volcanisme, tectonique des plaques), 2) biologiques (pression de prédation de certains espèces dominantes) et 3) astronomiques (impact de météorite, augmentation des rayons cosmiques, modification des paramètres astronomiques de l’orbite terrestre). Ces facteurs peuvent se conjuguer. De nouvelles théories sont régulièrement proposées, suscitant de nombreuses controverses entre experts.
S’agissant des extinctions passées, elles ont au moins un point commun : l’homme n’y était pas et n’y est donc pour rien ! Au mieux cherche-t-il à comprendre le phénomène. La sixième extinction[2], dont certains relèvent les indices concordants, se distingue des précédentes par sa cause. Son origine est essentiellement biologique (prédation d’une espèce dominante) et elle nous concerne directement puisque c’est nous qui en sommes responsables. Cela n’a pas commencé avec l’ère industrielle. Nous avons déjà provoqué la disparition de nombreuses espèces animales, à commencer probablement par celle de nos cousins de Neandertal, puis, au Paléolithique, celle des mammouths et, plus près de nous, celles de quantité d’espèces endémiques isolées comme le dodo de l’ile Maurice, le tigre de Tasmanie, le rhinocéros blanc ou le tigre de Java, etc. Soit en les chassant excessivement, soit en faisant disparaître leur habitat originel. La croissance démographique considérable de notre espèce depuis deux siècles, conjuguée avec une urbanisation galopante et avec l’émission de produits toxiques pour d’autres espèces, accentue ce mouvement.
Est-ce catastrophique ? Certains répondent oui, d’office. Ils considèrent qu’une certaine « fixité » de l’environnement constitue la norme, au nom de principes moraux, esthétiques ou, tout simplement, égoïstes : je veux que le monde reste tel que je l’ai connu à un moment donné ! Pour d’autres, c’est un abus de l’homme et l’effet de son arrogance et de son hubris. L’homme se devrait de respecter la nature et les autres organismes vivants, au nom d’un principe de solidarité au sein du vivant. C’est oublier que l’homme fait partie de la nature, même lorsqu’il imagine des artéfacts. Il ne peut que respecter les lois « naturelles » de la physique, de la chimie qu’il a mis du temps à déchiffrer. Il ne les a pas inventées, ce qui serait inimaginable. Appeler nature tout ce qui n’est pas humain c’est exclure l’homme de cette nature dont il est pourtant issu et à laquelle il ne saurait échapper. La préservation de la nature inclut, par construction, la préservation de l’espèce humaine. Et il n’est pas illogique que l’homme s’en préoccupe en premier chef. L’homme est l’agent conscient de la conséquence de son comportement, c’est ce qui le distingue des autres occupants actuels de la planète. Les associations et diverses organisations se recommandant de l’écologie ne manquent pas de le lui rappeler.
Faut-il pour autant déplorer l’occurrence de cette sixième extinction ? Les diverses extinctions de masse précédentes ont rebattu les cartes. De très nombreuses espèces ont certes disparu. Mais d’autres, dites « opportunistes », en ont profité. Ces périodes de disparition ont été suivies par le développement darwinien de nouvelles espèces. Celles-ci ont remplacé, dans certaines niches, les espèces disparues. Les mammifères – dont nous sommes – doivent leur émergence à la disparition des dinosaures lors de la cinquième extinction. Certaines branches animales ont tiré leur épingle du jeu : les insectes en particulier et les êtres unicellulaires aussi. Ce qui s’est produit pour la faune se vérifie aussi pour la flore. Les changements climatiques induisent un brassage des espèces végétales avec des disparitions, des apparitions ou des relocalisations. La « fixité » des modalités de la vie animale et végétale est une illusion entretenue par la brièveté de notre passage sur terre. Il est symptomatique de voir à quel point la mémoire des événements météorologiques exceptionnels se perd, même parmi les plus âgés d’entre nous. Je n’évoquerai pas la « mémoire » des journalistes qui donne une idée du vide de leur pensée en général et de leur inculture en particulier.
L’enjeu de la sixième extinction de masse que nous sommes en train de provoquer est donc assez simple. Première hypothèse : l’homme fera partie des espèces préservées, sa réussite darwinienne le laisse fortement présager car il a les capacités intellectuelles et physiques (grâce à ses artéfacts) de s’adapter, jusqu’à celle de quitter temporairement la planète pour y revenir lorsque les conditions de vie seraient redevenues acceptables si elles venaient à ne plus l’être. Deuxième hypothèse : l’homme finit par disparaître en tant qu’espèce car il a ruiné l’environnement propice à son développement et à sa survie. Cette thèse paraît excessivement pessimiste mais, quand on voit l’aveuglement de nos congénères, on ne peut écarter ce schéma. Eh bien alors, l’homme sera victime de sa folie et il mérite bien de disparaître et de laisser la place à une autre espèce intelligente qui viendra un jour prendre le relais. Dans les deux cas, préserver le statu quo ne semble avoir guère d’intérêt sauf à retarder des échéances inéluctables ou chercher à minimiser le problème.
Est-ce grave pour la nature et la planète ? Pour la planète, sûrement pas. Depuis 4 milliards d’années, la Terre est passée par des épreuves autrement plus marquantes :
- le choc vraisemblable avec une autre planète[3] de la taille de Mars qui a arraché de ses entrailles ce qui allait devenir la Lune ;
- une pluie abondante d’astéroïdes de toutes tailles pendant les premières centaines de millions d’années ;
- des chutes d’astéroïdes massifs provoquant des ruptures d’ensoleillement par un voile prolongé de poussières atmosphériques (cause avérée de la cinquième extinction) ;
- un bombardement intensif par des rayons γ solaires, avant la constitution de la couche d’ozone (grâce aux cyanobactéries) ;
- des épisodes de glaciation bouleversant le climat et la répartition des espèces végétales animales (au quaternaire, c’est-à-dire, hier).
Seule la vitrification d’une partie significative des terres immergées à la suite d’une guerre nucléaire mondiale et irresponsable provoquerait un sinistre majeur. Mais ce ne serait nullement la disparition de la Terre ni celle de la vie terrestre. On connait d’ores et déjà des espèces résistantes à des radiations intenses depuis le tardigrade jusqu’au scorpion, en passant par les amibes et diverses variétés d’insectes. De très nombreuses espèces végétales sont insensibles aux rayonnements nucléaires, certaines même en profitent. La végétation viendrait donc reconquérir rapidement de nouveaux espaces dont elle avait été chassée par l’emprise croissante de l’homme sur le terrain. Quant à la nature, évidemment, elle serait modifiée par la disparition de nombreuses espèces mais elle effacerait rapidement les traces des disparues en ne conservant que des « fossiles » dont le témoignage serait déchiffré (ou non) par une éventuelle nouvelle espèce terrestre intelligente … et curieuse !
La sixième extinction : un grand bouleversement, certes, une catastrophe pour la planète, sûrement pas. Un défi et une épreuve de vérité pour l’espèce humaine, à coup sûr !
[1] Classiquement, ces cinq extinctions sont situées : 1) à l’Ordovicien (450 Ma), 2) à la fin du Dévonien (370 Ma), 3) à la fin du Permien (250 Ma), 4) à la fin du Trias (200 Ma), 5) à la fin du Crétacé (66 Ma).
[2] L’expression a été popularisée par la journaliste américaine Elizabeth Kolbert. En 2014, elle publie The Sixth Extinction : An Unnatural History, pour lequel elle reçoit en 2015 le Prix Pulitzer de l’essai. L’ouvrage est disponible en français depuis 2015, notamment édité en livre de poche.
[3] C’est l’hypothèse du choc avec la planète Théia au tout début du système solaire, communément admise par les astrophysiciens aujourd’hui.
Billet d’humeur de Dominique Maillard, Président d’honneur de la FNEP