Les grands textes sont-ils faits pour être pillés surtout s’ils contiennent des réflexions antagonistes ? Un exemple récent nous en donne une illustration flagrante venant d’un personnage ayant pourtant une forte autorité morale et spirituelle. Dans sa dernière encyclique Fratelli tutti (3 octobre 2020) le pape François cite à deux reprises la Bible :

  • « [Yahvé] aime l’étranger auquel il donne pain et vêtement. Aimez l’étranger car au pays d’Egypte vous fûtes des étrangers. » (Deutéronome 10)
  • « J’étais un étranger et vous m’avez accueilli » (Évangile de Matthieu)

Mais on trouve aussi dans le même Livre saint des citations contradictoires[1] :

  • « L’étranger qui est chez toi s’élèvera de plus en plus haut, et toi tu descendras de plus en plus bas. C’est lui qui fera de toi sa chose, et non toi de lui. » (Deutéronome 28)
  • « Car les lèvres de l’étrangère distillent le miel, et son palais est plus doux que l’huile. Mais ce qui en provient est amer comme de l’absinthe, et perçant comme une épée à deux tranchants. Éloigne ton chemin d’elle, et n’approche point de l’entrée de sa maison ; (…) de peur que les étrangers ne se rassasient de ta fortune, et que ce que tu auras acquis par ton travail ne passe dans une maison étrangère » (Proverbes 5).

Quel conseil faut-il suivre ? La recommandation d’hospitalité ou la méfiance à l’égard de l’étranger envahissant et dominateur. On comprend que le pape s’appuie sur les premières citations mais que faire des autres (que le pape omet de mentionner), ne pourraient-elles aussi s’appliquer à certaines situations présentes ? Blaise Pascal, grand maître en dialectique, résout la question en évoquant la « coïncidence des contraires ». Cette pirouette intellectuelle, proche de la casuistique jésuite (que, pourtant, Pascal n’apprécie guère), ne nous aide guère à distinguer   ce qui est juste de ce qui est faux dans chaque affirmation ! Je ne suis pas assez connaisseur des textes sacrés des autres religions du Livre mais j’imagine que les écrits du Coran et ceux de la Torah abondent aussi en sentences internes contradictoires entre elles.

Simon Leys, très grand sinologue s’il en fut, nous dit la même chose de Confucius[2] : « En ce qui concerne Confucius, on pourrait dire à meilleur escient encore qu’il n’était pas un confucianiste. En effet, le confucianisme d’État a déformé la pensée du Maître pour l’accommoder aux besoins du Prince ». « Il est fait un usage sélectif de tous ceux de ses propos qui prescrivent le respect des autorités, cependant que des notions non moins essentielles, mais potentiellement subversives, sont largement escamotées — ainsi par exemple, l’obligation de justice qui doit tempérer l’exercice du pouvoir, et surtout le devoir moral qu’ont les intellectuels de critiquer les erreurs du souverain et de s’opposer à ses abus, fût-ce au prix de leur vie. » Au vingtième siècle, pour l’élite progressiste et dirigeante chinoise, la doctrine de Confucius est devenue synonyme d’obscurantisme et d’oppression. Pourtant, en contraste avec l’image stéréotypée du lettré traditionnel, homme de livres, fragile et délicat, les Entretiens nous montrent que Confucius était un homme d’action et un sportif accompli. Il était expert au dressage et maniement des chevaux, il pratiquait le tir à l’arc, la chasse et la pêche. En revanche il rêvait, tout comme les philosophes grecs et Platon le premier, d’être le conseiller des princes. Mais il échoua dans l’obtention d’une responsabilité politique. Pour Confucius donc, le mythe glorieux du « grand Éducateur » a caché pendant plus de deux millénaires la tragique réalité historique d’un politicien raté.

Cela n’interdit pas d’examiner les convictions du grand penseur ne la matière. Lui qui est présenté comme le défenseur de l’ordre établi professait une méfiance profonde pour les lois : les lois incitent les gens à la ruse et excitent leurs pires instincts. Il est rejoint dans cette méfiance par Montesquieu : « Quand un peuple a de bonnes mœurs, les lois deviennent simples ». L’adage romain « Plus la république est corrompue, plus les lois se multiplient [3]. » disait déjà la même chose, que devrait méditer nos modernes parlementaires et gouvernants !

Finalement les grands hommes ou les grands textes ne peuvent se résumer en un seul trait surtout au travers du miroir déformant de la référence et de la citation. C’est ce que les psychologues appellent le « biais cognitif » qui nous fait retenir ce qui vient conforter nos thèses et nos idées préconçues. Mais difficile d’y échapper tant le processus est ancré dans nos pratiques, à notre propre insu. Pas de remède donc. Au moins essayons d’en être conscient, j’en ai peut-être moi-même abusé en choisissant mes citations !

[1] Citations mentionnées par Philippe d’Iribarne dans le Figaro du 13 novembre 2020.

[2] Extraits de L’Ange et le cachalot, Simon Leys, Paris, Le Seuil, 1998

[3] corruptissima republica, plurimae leges (Tacite – Les Annales)

Billet d’humeur de Dominique Maillard, Président d’honneur de la FNEP