A notre époque où la perception individuelle l’emporte sur l’adhésion collective, où l’on met en doute l’objectivité de la science qui deviendrait « relative », l’accent est mis sur le « ressenti ».

Cela touche de nombreux domaines profanes dont la météorologie, qui en abuse largement. La température « ressentie » est citée dorénavant avec une emphase gourmande par les commentateurs météo, sans doute parce qu’elle amplifie les fluctuations. Retrancher quelques degrés à une température déjà négative ou, symétriquement, en rajouter lors d’une canicule, exacerbe les perceptions et affole encore plus le bon peuple. Il ne s’agit pas de nier qu’une certaine humidité peut par exemple accentuer la perception de froid mais la faute consiste à utiliser la même unité que la mesure physique objective. A tout le moins ne devrait pas évoquer des « degrés ressentis » plutôt que des degrés Celsius.

Le « ressenti » envahi le vocabulaire courant et gagne chaque jour de nouveaux domaines. Étienne Klein[1] cite la réaction récente de l’un de ses étudiants lors d’un cours sur la relativité. L’un de ses auditeurs l’interpella : « Monsieur, personnellement, je ne suis pas d’accord avec Einstein ». Klein s’attendait à une critique argumentée par des réflexions invoquant une autre théorie, ancienne ou non, fumeuse ou non. Mais il n’en fut rien, l’étudiant ajouta simplement : « Je ne crois pas à la théorie d’Einstein … parce que je ne la sens pas… ». Etonnant de voir ainsi accorder un poids prépondérant au « ressenti » par ce jeune homme, refusant d’être convaincu parce son intuition le lui décommandait !

Les prix et leur évolution ont également une interprétation « ressentie » plus traditionnelle. On ressent toujours plus fortement la hausse que la baisse lorsqu’il s’agit de biens que l’on achète fréquemment comme les produits alimentaires ou qui sont particulièrement sensibles comme l’essence, l’électricité, le gaz ou les loyers. En effet, comme le montrent certaines études[2], les individus retiendraient trois fois plus les mauvaises nouvelles que les bonnes. Le ressenti est donc non seulement subjectif, trompeur et approximatif, il est aussi asymétrique.

En avril 2020 une étude, dite COCONEL[3] analyse le « ressenti » et le comportement des Français face à l’épidémie de covid-19 et au confinement. Le terme de ressenti est en l’occurrence plutôt bien choisi. On y constate que la « perception » des choses (le port du masque, le vaccin, la durée de l’épidémie, etc.) est éminemment contingente et volatile. Ainsi, au début de la pandémie, la majorité des Français pensait que l’épidémie serait définitivement enrayée à l’automne (2020 !), un Français sur deux se déclarait prêt à prendre de l’hydroxychloroquine, et deux sur trois approuvait la préconisation de ne pas porter de maque. Un an plus tard, nombre de ces « opinions » ont changé. C’est un grief supplémentaire à l’encontre du « ressenti » : il est fugace, changeant et subjectif.

Le ressenti est difficile à mesurer tant il dépend d’opinons individuelles et reste tributaire d’émotions. Le ressenti peut être relatif à un sentiment ou une opinion. Ainsi l’humiliation « ressentie » par certaines catégories sociales, ou même certains peuples, devient un argument prisé dans les discussions politiques du monde contemporain. La question n’est plus de savoir s’il y a vraiment humiliation mais de tenir celle-ci pour réelle dès lors qu’elle est « ressentie ». Ce ressenti nourrit du ressentiment par proximité linguistique et sémantique. Dorénavant il ne s’agit plus de ressentir une situation ou une chose qui nous affecte en bien ou en mal mais de ne retenir que l’aspect négatif des situations. On ne peut dorénavant ressentir qu’un manquement, qu’un manque, bref ce que nous ne possédons pas. Le ressentiment, comme l’envie, n’a besoin de rien pour croître et embellir. Il devient ainsi le seul sentiment de ceux qui n’en ont plus d’autres – positifs. Il peut alors virer à la haine de soi et se retourner contre son porteur. Pour éviter de mettre en accusation son porteur, le ressentiment propose sans cesse d’autres responsables transformés en boucs émissaires. Alors, le ressentiment permet de n’avoir jamais à répondre de rien, ni à personne. La recherche de l’innocence (celle de l’individu ou de la catégorie) passe par l’accusation universelle qui garantit, sinon l’innocence, du moins un substitut : le statut de victime par excellence. Comme le dit fort bien Jean-Luc Marion[4] en jouant avec les mots : « C’est ainsi que le ressentiment ment : en lui le senti ment. »

Le ressenti devient un allié de poids pour les adeptes de la nouvelle donne culturelle et sociologique qui envahit certains campus. Le ressenti prime sur le reste et le subjectif dissout jusqu’à la réalité biologique. Si je me sens femme (ou homme) et que ma réalité biologique soit autre, peu importe. Je peux obliger le reste de la société à me considérer comme telle (ou tel).

Pour l’anecdote, le mot « ressenti » était employé au XIXe siècle dans le domaine des beaux-arts. Il s’employait alors pour qualifier un objet dont le contour ou le renflement était plus bombé ou plus fort qu’il ne devait l’être. L’enflement de l’usage actuel du mot fait bien penser à une sorte de boursoufflure linguistique qui nous rapproche du sens en question.

[1] Étienne Klein, La vérité est-elle relative ? juin 2012.

[2] Notamment celles de l’économiste et psychologue Daniel Kahneman, professeur à l’université de Princeton, lauréat du prix dit Nobel d’économie en 2002 pour ses travaux fondateurs sur la finance comportementale. Il est aussi connu pour ses travaux sur l’économie du bonheur.

[3] COCONEL sigle pour Coronavirus et Confinement : Enquête longitudinale. C’est une enquête réalisée par l’IFOP et conduite par un consortium de chercheurs en lien avec l’École des hautes études en santé publique. Elle vise à « suivre plus spécifiquement la réponse psychologique, émotionnelle et comportementale de la population française à l’épidémie de COVID-19 et au confinement. »

[4] Jean-Luc Marion est un philosophe et universitaire français né le 3 juillet 1946 à Meudon. Il est entré à l’Académie françaises en 2008. Il fut un proche collaborateur de l’archevêque de Paris Jean-Marie Lustiger.

Billet d’humeur de Dominique Maillard, Président d’honneur de la FNEP