Comment une noble famille protestante de Lorraine fit souche à Genève et produisit plusieurs savants, magistrats, botanistes, linguistes et théologiens, entre autres ? La famille est originaire d’un bourg nommé Saulxures (ou Saussure), sans doute en raison de gisements de sel. En fait il existe plusieurs communes du même nom en Lorraine. Je pense que la commune concernée est celle actuellement nommée Saulxures-lès-Nancy, proche de la métropole lorraine.
Mongin Schouel (1469-1543) est né à a fin du XVe siècle, il était proche des princes qui gouvernaient le duché autonome de Lorraine. Le 22 janvier 1503, le duc René de Lorraine (et roi de Sicile) anoblit la famille Schouel qui fut désormais appelée « de Saussure ». Mongin devint Écuyer, seigneur de Monteuil et de Dompmartin en Lorraine, conseiller des ducs de Lorraine René et Antoine [son fils], grand fauconnier des duchés de Lorraine et de Bar. On l’appelait communément Monsieur le Grand à cette cour. Antoine (1514 – 1569), le fils de Mongin, adopta la religion réformée. Mais, en ces temps troublés, cela lui valut d’être arrêté du fait de son changement de religion. Ayant réussi à s’évader, il quitta la Lorraine où il perdit tous ses biens et se réfugia successivement à Strasbourg, à Neuchâtel, à Genève puis à Lausanne. Il fut reçu bourgeois en cette dernière ville en 1556 et il y mourut, âgé de 55 ans, en 1569. Quatre générations plus tard, César de Saussure (1637 – 1703) fut reconnu bourgeois de Genève et son fils Théodore (1674 – 1750) fut syndic de la cité calviniste.
Bien établie à Genève et enracinée dans le protestantisme, cette famille de notables donna alors plusieurs personnages remarquables qui s’illustrèrent dans divers domaines scientifiques et intellectuels.
Nicolas de Saussure (1709 – 1791) est le fils de Théodore. Avocat de métier, il s’adonne largement à l’agronomie. Dès 1755, il publie sept mémoires à caractère agronomique, fruits des expériences menées sur ses deux domaines agricoles genevois Ses articles traitent trois thèmes : la préparation du sol, les variétés de céréales et la viticulture. Très renommé, il fut membre de plusieurs sociétés savantes dont la Société économique de Berne, la Société des Arts de Genève et même la Société royale d’agriculture d’Auch en Gascogne. Son travail sur la Manière de provigner la vigne sans engrais est réédité quatre fois entre 1773 et 1786
Horace-Bénédict de Saussure (1740 – 1799), fils de Nicolas, est considéré à juste titre comme l’inventeur de l’alpinisme. C’est peut-être le membre de la famille le plus connu du grand public. Professeur de philosophie à 21 ans, puis recteur de l’Académie, il démissionna de ces deux fonctions pour cause surmenage physique à 45 ans. Il s’est épuisé par les épreuves physiques de ses travaux portant sur la météorologie, la botanique, la minéralogie et surtout la géologie, dont il est aussi l’un des fondateurs. Son principal ouvrage publié est le Voyage dans les Alpes (1779-1796).
Albertine de Saussure (1766 – 1841) est la fille d’Horace-Bénédict. Ses parents lui donnèrent la meilleure éducation, elle épousa le botaniste Jacques Necker (1757-1825)1, neveu de Necker, le ministre de Louis XVI. Frappée de surdité précoce, elle se retira de la société brillante à laquelle elle semblait promise pour se consacrer à l’éducation de ses enfants et à l’étude. Son ouvrage principal, L’Éducation progressive 1828), marqué par une morale rigide, eut une influence durable sur les théories pédagogiques et sur les principes de l’éducation des femmes au XIXe siècle. Elle écrivit également une biographie de son amie et cousine Mme de Staël.
Nicolas Théodore de Saussure (1767 – 1845), également fils d’Horace, fut professeur, membre correspondant de l’Académie des sciences de l’Institut de France (1810). Il est bien connu par ses importants travaux sur la physique et la chimie végétale. Son petit-fils Henri (1829 – 1905) fut un brillant entomologiste.
Ferdinand de Saussure (1857 – 1913) est le fils d’Henri. C’est le grand nom de la linguistique dont il est, non sans raison, considéré comme le fondateur. Il s’est aussi distingué par ses travaux sur les langues indo-européennes. On estime qu’il a fondé la linguistique moderne et établi les bases de la sémiologie. Dans son Cours de linguistique générale (1916), publié après sa mort par ses élèves, il définit des concepts fondamentaux : distinction entre langage, langue et parole, signifié et signifiant, caractère arbitraire du signe linguistique, etc. Il inspirera d’autres secteurs des sciences humaines comme l’ethnologie, l’analyse littéraire, la philosophie et la psychanalyse.
René de Saussure (1868 – 1943) est l’un des frères de Ferdinand. Mathématicien (auteur d’une thèse sur la géométrie), il est surtout connu pour ses travaux sur l’espéranto. Sa principale œuvre est une analyse de la logique de la formation des mots en espéranto : Règles fondamentales de la théorie du mot en espéranto, défendant l’espéranto contre diverses critiques.
Léopold de Saussure (1866 – 1925) est également un frère de Ferdinand. Sa vie mérite d’être mentionné car, fidèle à la tradition savante de sa famille, il s’illustra dans des domaines originaux. Officier de la marine française, pour laquelle il navigue comme lieutenant jusqu’en 1899, il apprend le chinois. Il devint un pionnier reconnu et un défenseur de l’astrologie et de l’astronomie chinoises, il publie notamment dans les Archives des sciences physiques et naturelles de Genève, en insistant sur l’ancienneté de l’astronomie chinoise et en l’opposant à l’astronomie babylonienne. Ses réflexions parurent après sa mort dans Les Origines de l’astronomie chinoise.
Raymond de Saussure (1894 – 1971) est le fils de Ferdinand. Après des études de médecine à l’université de Genève et à Zurich, il se forme en psychiatrie à Paris, Vienne et Berlin. Il est l’un des fondateurs de la Société psychanalytique de Paris et l’un des pionniers de la diffusion des idées de Freud en France et en Suisse romande. Il a aussi été l’un des fondateurs de la FEP (Fédération européenne de psychanalyse) en 1966.
Jean-Albert de Saussure (1899 – 1977), neveu de Ferdinand, est le fils de René. Il fut pasteur à Cannes, Edimbourg et Genève, professeur à la faculté libre de théologie de Lausanne. Par sa redécouverte de la théologie de Calvin, il contribua au renouveau des Eglises réformées. Pionnier du dialogue avec le catholicisme, il participa au groupe œcuménique des Dombes et fut l’un des pères spirituels de la communauté de Taizé. Auteur de nombreux ouvrages, il fut Docteur honoris causa des universités de Debrecen (Hongrie) et de Saint Andrews (Ecosse).
Thierry de Saussure (1935 – 2019) est le fils de Jean-Albert. Licencié en théologie et en psychologie, il est membre de la Société suisse de psychanalyse et de l’Association psychanalytique internationale. Chargé de cours en 1969 à l’université de Genève, il devient professeur titulaire (1991-1999) à l’université de Lausanne où il enseigne la psychologie de la religion. Il publie en 2009 L’inconscient, nos croyances et la foi chrétienne, ouvrage dans lequel il envisage les « deux expériences principales qui ont jalonné sa vie » : la psychanalyse et la foi chrétienne (protestante).
Principalement genevoise, la famille de Saussure a essaimé dans d’autres lieux. J’aurais pu citer la branche américaine, provenant d’Henry de Saussure (1709 – 1763) parti de Lausanne pour s’installer à Charleston en Caroline du Sud. On y trouverait William Henri de Saussure (1763 – 1839), éminent juriste, deuxième directeur de la monnaie aux Etats-Unis et qui fut maire de Charleston. Son propre fils, William Ford (1792 – 1870), fut également juriste et sénateur de la Caroline du Sud. En 1860, il fut l’un des signataires de la déclaration de sécession des Etats du Sud, ce qui déclencha la guerre du même nom. Ses descendants continuèrent à faire de la politique en Caroline du Sud. L’un d’eux, Artur Ravenel Junior, né en 1927, fut élu à la chambre des représentants de 1987 à 1995 sous l’étiquette des Républicains.
On peut difficilement trouver une telle réussite familiale marquée par tant d’initiatives exemplaires dans des domaines si variés, de l’alpinisme à la linguistique sans omettre la psychanalyse ou l’astronomie chinoise. Une constante aussi : la fidélité à la religion protestante, marquée dès l’origine et très présente dans les générations les plus récentes. Belle continuité sur plus de quatre siècles !
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Billet d’humeur de Dominique Maillard, Président d’honneur de la FNEP