Le néologisme « innumérisme » est dû au mathématicien américain John Allen Paulos (né en 1945) qui enseigne à Philadelphie. L’auteur est connu au travers d’un ouvrage paru en 1989 : Innumérisme : l’illettrisme en mathématiques et ses conséquences[1]. L’innumérisme est aux mathématiques ce que l’illettrisme est à l’expression littéraire. Il s’agit de l’ensemble des erreurs et des incompréhensions concernant les nombres, la logique et les probabilités. Au début des années 2000, Paulos donna un cours de « quantitative literacy » (« alphabétisation quantitative ») pour la Columbia University School of Journalism afin de développer une pratique plus précise et s’appuyant davantage sur des données chiffrées rigoureuses. On ne peut que regretter que peu de journalistes français semblent avoir suivi ses cours et encore moins de personnel politique.
Un innuméré ne comprend pas les termes mathématiques qu’il utilise ou les chiffres qu’il manipule mais il leur voue une adoration quasi religieuse. L’innuméré peut être intelligent, mais il utilise son intelligence pour masquer son malaise avec les chiffres ou pour épater plus innuméré que lui. Il confond allègrement les ordres de grandeur ; million et milliard sont des synonymes pour lui, c’est « beaucoup » de toute façon. L’emploi d’expressions mathématiques est un refuge simple pour dissimuler un embarras profond. L’archétype de la chose fut l’emploi, par un ancien président de la République, de l’expression « inversion de la courbe du chômage » au lieu de « baisse du chômage » tout simplement. L’expression ampoulée, sans aucune signification mathématique, fut vaguement comprise même si l’objectif, lui, ne fut pas atteint.
Jean-Michel Blanquer, ministre et sans doute bon juriste, a dû un peu trop sécher les cours de mathématiques du lycée car, dès qu’il parle chiffres, c’est une belle confusion. Dernière en date, le 19 mars 2021, interrogé par un journaliste de BFM-TV, Jean-Michel Blanquer s’est félicité de la multiplication des tests salivaires pour dépister la Covid-19 dans les établissements scolaires. Selon le ministre, les résultats de ces tests donnent « un taux de contamination » en moyenne d’environ 0,5 % ». Sauf que cela « fait 500 élèves pour 100 000, c’est au-dessus du taux d’incidence national (à l’époque) », s’est étonné le journaliste Jean-Jacques Bourdin, toujours aux aguets des bévues de ces interlocuteurs. Au demeurant, le journaliste avait vu juste. En effet, ce que le ministre avait présenté comme le « taux de contamination » de la Covid-19 à l’école était en fait le « taux de positivité » des tests, c’est-à-dire de la proportion de virus détecté lors de ces dépistages. La confusion peut paraître bénigne mais elle traduit bien le malaise de certains avec les données numériques. Quand on manie des chiffres, il faut faire preuve d’un minimum de rigueur, ce qui ne semble pas être, en la matière, le principal souci du ministre. Son cabinet a dû « ramer » pour expliquer laborieusement ce dont il s’agissait…
Nos amis journalistes commettent couramment le même genre d’approximations. Certains, croyant étayer leur raisonnement, vont même jusqu’à citer des chiffres démontrant le contraire de ce qu’ils veulent signifier. Ainsi pour montrer que le concours d’entrée à l’ENA est moins sélectif que certains autres concours, un journaliste[2] du Figaro compare le nombre d’admis à celui de candidats. Jusqu’ici tout va bien ! « Il n’y eut que 635 candidats pour les 40 places du concours étudiants, soit un taux de sélectivité d’un pour quinze ». Il aurait dû s’en tenir là, mais entrainé par la griserie des chiffres, notre enquêteur poursuit en voulant citer une école plus sélective. Il il mentionne : « l’École française de gastronomie et de management hôtelier de la rue Ferrandi à Paris admet un candidat sur dix ». Manque de chance, c’est le contraire : un dixième est plus grand qu’un quinzième. Moralité, l’ENA est sensiblement plus sélective que cette dernière et honorable école hôtelière, les gastronomes apprécieront !
Les « infographies » dont raffolent les médias, nous égarent plus qu’ils ne nous éclairent par manque de rigueur dans les légendes, les commentaires voire les échelles. Un grand journal[3] du matin consacre un reportage au développement de l’éolien en France. L’article est agrémenté de schémas. Un premier graphique est supposé représenter l’évolution de la production éolienne en France, « en pourcentage » selon l’intitulé. On y voit des batônnets régulièrement ascendants, allant de 8% en 2008 à 39,7% en 2020. On pourrait penser qu’il s’agit de la part de l’éolien dans la production d’électricité, hélas non ! On pourrait croire que c’est l’accroissement annuel de la production éolienne, que nenni ! En fait ces pourcentages n’en sont pas, la bonne unité du graphique est la valeur absolue de la production (exprimée en milliards de kWh). Mais le cafouillage ne s’arrête pas là. À côté, figure un tableau avec les principaux moyens de production d’électricité, montrant que l’éolien est désormais la troisième source, loin derrière le nucléaire puis l’hydraulique mais devant les combustibles fossiles. Les chiffres sont donnés, selon la légende, en GWh (gigawattheure) avec le chiffre 39,7 pour l’éolien. Manque de chance à nouveau : la bonne unité eût été le TWh (térawattheure) dans un rapport 1000 avec le GWh ! Erreur monumentale d’ordre de grandeur, d’autant que le troisième et dernier graphique représente une carte des régions avec la production éolienne de chacune d’entre elles et, là, les chiffres sont bien donnés en GWh. L’infographe ne s’est même pas étonné qu’une seule région produise à elle seule plus de cent fois la production nationale qu’il affichait à dix centimètres sur la même page. Innumérisme encore ! N’ayant pas épluché l’édition du lendemain, j’ignore si une mise au point rectificative a été produite par le journal en question, dans une petite note illisible de bas de page…
Dernier exemple d’innumérisme journalistique entendu le 22 avril 2021 sur Radio-Classique. Un épidémiologiste, pour décrire le variant indien du coronavirus, a parlé d’une virulence « à la puissance dix ». La formule n’est pas très heureuse, même si elle fait partie des expressions toutes faites, d’autant que l’on ne sait pas ce que l’on entend par le terme de « virulence » ni comment cela se mesure. Soucieux de faire preuve de pédagogie, le journaliste commentateur a cru bon de traduire pour ses béotiens d’auditeurs en précisant que le variant était « dix fois plus dangereux, contagieux, etc. » Malheureusement pour lui, cette bonne intention de vulgarisation aggrave la confusion et traduit son incompétence mathématique. En effet « puissance dix » n’a jamais voulu dire « dix fois »[4]
Certes, nous commettons tous des erreurs de langage et je n’échappe sûrement pas à la règle. Seulement, quand on est homme politique ou journaliste, on a une audience telle qu’elle impose un effort de rigueur renforcé, sauf à passer pour un charlatan ou un histrion. Sinon, on retourne à l’école apprendre son métier… mais j’oubliais, l’ENA va être supprimée…
[1] Innumeracy: Mathematical Illiteracy and its Consequences publié aux Etats-Unis en 1988. En 1995, il y ajouta : en 1995, A Mathematician Reads the Newspaper (Un mathématicien lit le journal) qui fut également un grand succès de librairie.
[2] Jean-Pierre Robin, Le Figaro, 06/04/2021.
[3] Le Figaro du 28 mars 2021.
[4] a10=10 signifierait que a=soit a≅1,259 et je doute qu’il ait fait le calcul.
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Billet d’humeur de Dominique Maillard, Président d’honneur de la FNEP