Dans l’Ancien Régime, les fonctions et le métier de grand argentier étaient très prisés. Que l’on soit intendant, surintendant, contrôleur général des finances, trésorier ou grand argentier, c’était la garantie d’un accès au monarque et la promesse de revenus hors du commun. La contrepartie était que l’on s’exposait à des risques certains : d’abord la tentation de détourner des fonds, mais aussi la menace de représailles ou de vengeances d’autres proches ou du roi lui-même. C’est pourquoi plusieurs des titulaires finirent mal leur existence. Au gibet de Montfaucon comme Enguerrand de Marigny en 1315, son successeur Gérard de la Guette en 1322 et Jean de Semblançay également pendu en 1527. Jean de Mantagu fut décapité en 1409. D’autres terminèrent leurs jours en exil comme Jacques Cœur ou en prison au secret comme Nicolas Fouquet. Pour certains ce ne fut qu’une disgrâce, douloureuse quand elle était injuste : Calonne, Turgot, Necker en firent les frais à la fin de l’Ancien Régime. Beaucoup eurent des procès dont le verdict était donné d’avance malgré l’intégrité de certains magistrats épris de justice tel Olivier Lefebvre d’Ormesson, rapporteur du procès de Nicolas Fouquet. Plusieurs furent réhabilités après leur mort et leurs familles recouvrèrent une partie de leurs biens.
Compte tenu de mon tropisme vincennois, je ne vais évoquer que le sort de deux d’entre eux dont le donjon de Vincennes abrita une partie de la disgrâce ou du procès : Enguerrand de Marigny en 1315 puis, en 1661, Nicolas Fouquet.
Enguerrand de Marigny fut le grand argentier de Philippe le Bel. Il fut l’exécuteur zélé du roi dans le procès et la confiscation des biens des Templiers. Mais il s’était fait de puissants ennemis, notamment en la personne de Charles de Valois, frère du roi. À plusieurs reprises, Charles avait accusé Enguerrand de Marigny de recevoir des pots-de-vin et de se montrer secrètement déloyal à la couronne. Philippe le Bel avait réfuté ses accusations. Enguerrand de Marigny avait conscience de la haine qu’on lui vouait. Il avoua un jour à Philippe le Bel qu’il souhaitait ardemment mourir avant le roi. Le sort en décida autrement. Louis X le Hutin (1289-1316) succéda à Philippe le Bel en 1314. C’était un jeune homme de vingt-cinq ans au caractère bien moins trempé que celui de son père. Son oncle Charles de Valois obtint immédiatement un grand ascendant sur lui. Il se trouva que l’argent vint à manquer pour les fastes du couronnement de Louis le Hutin. Charles de Valois, devant le roi et toute la haute noblesse réunie à Vincennes, fit comparaître Enguerrand de Marigny le sommant de rendre compte de sa gestion des finances du royaume. Le conseil tourna rapidement à l’aigre quant Charles de Valois accusa Marigny de fraude et concussion et que l’ancien bras droit de Philippe le Bel lui retourna ses accusations. Le procès eut bel et bien lieu à Vincennes mais les comptes d’Enguerrand étaient plutôt rigoureux. L’accusé se justifia en invoquant les dépenses de guerre et de gestion difficile de la France. Il maintint qu’il n’avait fait que suivre les ordres de Philippe le Bel, de n’avoir agi qu’avec son aval. Louis le Hutin était désireux d’aplanir les conflits au sein de son entourage et opinait pour l’exil d’Enguerrand de Marigny à Chypre. Mais ce n’était pas du goût de Charles de Valois, qui inventa un complot en sorcellerie impliquant deux domestiques proches d’Enguerrand. Ils auraient fabriqué des figurines qui devaient par sortilège procurer la délivrance de leur maître et jeter un maléfice tant sur le roi que sur Charles de Valois et d’autres grands personnages. Dès lors que le diable s’en était mêlé, les crimes de sorcellerie et de lèse-majesté devaient primer sur tous les autres chefs d’accusation. Seule la mort pouvait mettre fin aux agissements sorciers d’Enguerrand de Marigny, ce qui, dans le contexte de l’époque, fut décidé et prestement exécuté. S’il ne périt pas sur le bûcher, Marigny n’en fut pas moins, humiliation suprême pour un personnage de haut rang, pendu haut et court à ce gibet de Montfaucon qu’il avait lui-même fait ériger et où périrent les victimes de sa politique.
Son corps resta exposé au gibet pendant deux ans, jusqu’en 1317, quand un second procès, demandé par le nouveau roi, Philippe V le Long, le disculpa des méfaits qu’on lui imputait et réhabilita sa mémoire. Ses restes furent alors inhumés puis transférés en 1325 dans la collégiale d’Écouis (27). On peut toujours y admirer un remarquable ensemble de statues qu’il avait commandées. Par ailleurs, Louis X avait laissé les enfants d’Enguerrand prendre possession de l’héritage de leur père. Et, sur son lit de mort, en 1325, Charles de Valois, fut pris de remords ; il ordonna qu’on distribuât des aumônes aux pauvres de Paris en leur demandant de prier conjointement pour son âme et pour celle d’Enguerrand de Marigny.
Trois siècles et demi plus tard, Nicolas Fouquet était à l’apogée de sa gloire et de sa puissance. Aux côtés de Mazarin il avait plutôt bien résolu les difficiles question de financement de la Couronne pendant la période agitée de la Fronde. Au décès de son protecteur en début 1661, il pensait bien prendre sa suite comme Premier ministre auprès du jeune roi. C’était méconnaître la volonté de Louis XIV de régner seul et surtout ignorer les manœuvres souterraines de Colbert pour le discréditer. Je passe sur les maladresses du surintendant dans les invitations trop fastueuses de sa « maison de campagne » de Vaux-le-Vicomte. Arrêté à Nantes en septembre 1661 par le célèbre capitaine d’Artagnan, il est incarcéré successivement à Angers, Amboise puis à Vincennes où une grande partie de son long procès aura lieu. En rejoignant ce qui sera sa prison et passant à proximité de sa propriété de Saint-Mandé, qu’il ne reverra jamais plus. Fouquet aurait dit, presque détaché : « il y aurait plus de plaisir à prendre la gauche que la droite ». Il donna beaucoup de fil à retordre à Louis XIV ainsi qu’à Colbert, qui avaient espéré un procès expéditif. Avec beaucoup de sang-froid et d’habileté, Fouquet sut montrer que certaines pièces d’accusation étaient fausses et que ses accusateurs (dont le chancelier Séguier, président du tribunal), avaient eu un comportement bien plus coupable durant la Fronde alors que lui qui était resté impeccablement loyal. En fait les procédures durèrent plus de trois ans. Grâce à une instruction objective de l’un des rapporteurs, Lefebvre d’Ormesson, la condamnation fut le bannissement et non pas la mort souhaitée par le pouvoir. Fait exceptionnel, le roi aggrava la sentence en commuant le bannissement en prison à perpétuité. On sait que Fouquet séjourna ensuite au Piémont dans la forteresse de Pignerol alors française, Il ne put revoir sa femme et ses enfants qu’après plus de douze années au secret. Il mourut à Pignerol en 1680 alors que, semble-t-il, une libération prochaine était envisagée et acceptée par le roi.
Fort heureusement, son château de Vaux a traversé les ans après quelques vicissitudes. En revanche, il ne reste rien de sa demeure de Saint-Mandé, sinon le tracé de quelques rues la délimitant. Ses collections artistiques furent dispersées. Quelques œuvres rejoignirent les collections royales puis, aujourd’hui, le Louvre ou quelques musées de province. Sa bibliothèque, presque aussi fournie que celle de Mazarin, disparut également. Sur le fond, il avait certes abusé de sa position mais sans doute moins que Mazarin. Après lui, Colbert ne résista pas non plus à la tentation de favoriser sa lignée même s’il rendit à la France d’éminents services qui redressèrent le pays et le marquèrent durablement.
Y a-t-il un mauvais sort attaché à ces fonctions financières ministérielles ? Probablement non. L’impopularité est un accessoire inévitable de la fonction. Seuls quelques-uns surent habilement l’éviter, comme Sully et Necker en début de mandat, ou encore Antoine Pinay dans une période beaucoup récente. Quant aux abus divers, ils se raréfièrent ou furent moins voyants. Jérôme Cahuzac, le dernier en date des ministres des finances à avoir dû rendre des comptes à la justice en 2018, dissimulateur et parjure, eut un sort plus enviable que ses lointains prédécesseurs, signe des temps modernes, moins cruels et plus indulgents quant aux punitions. Enfin, lui, n’est pas passé par la case « Vincennes » !
Billet d’humeur de Dominique Maillard, Président d’honneur de la FNEP