Les historiens aiment « découper l’histoire en tranches[1] ». Ils baptisent certaines périodes de noms propres, pour singulariser et donner une cohérence à des séquences du passé. Ainsi parle-t-on de « Siècle d’Or », des « Années trente », des « Années folles », de la « Belle Époque » ou des « Trente Glorieuses ». On baptise parfois ces dénominations : « chrononymes ». Nommer n’est jamais neutre. L’opération est toujours porteuse d’intentions sous-jacentes ou d’interprétations. La plupart de ces appellations ont été données a posteriori. En effet, les contemporains du début de siècle précédent n’étaient pas conscients de vivre une si « belle époque », de même que peu ont eu conscience d’être « glorieux » pendant trente ans de 1945 à 1975 !

Le terme « Belle Époque » offre l’un des exemples les plus significatifs de ce qu’est un chrononyme et des problèmes qu’il pose[2]. L’expression est généralement admise, en France comme à l’étranger, pour désigner les quinze premières années du XXe siècle, avant que l’Europe et le monde ne sombrent dans l’horreur de la Grande Guerre. On en connaît les grands traits – la paix, la croissance économique, les progrès scientifiques, l’inventivité culturelle – mais aussi les limites : poches de pauvreté, tensions et luttes sociales, inégalités, problèmes sanitaires très imparfaitement maîtrisés. À tel point que l’usage du chrononyme est presque toujours suivie de la formule rituelle : « pas belle pour tout le monde ! » La notion de Belle Époque aurait surgi au lendemain du premier conflit mondial pour pleurer le monde d’hier. C’était là une idée fausse, nous déclare Dominique Kalifa : « Tout à la reconstruction, au plaisir retrouvé, à la marche en avant, les années vingt n’avaient nul désir de regretter une séquence qui avait précisément conduit à la catastrophe. Le regret, et la nostalgie, vinrent plus tard : durant la décennie 1930 qui parla d’abord d’Époque 1900 puis, petit à petit, de Belle Époque. » Le véritable acte de naissance survint en novembre 1940, lorsqu’un animateur de Radio-Paris (la radio de l’occupant) lança une émission intitulée « Ah la Belle Époque ! » qui offrait chaque soir une brassée de récits pittoresques et de chansons 1900. L’occupant en fut ravi, tout comme le Tout-Paris qui s’accommodait de la collaboration. Et c’est ainsi que fut désormais baptisée cette période un quart de siècle après sa fin, et le cliché a subsisté.

Parfois l’expression provient de la dénomination efficace d’un historien contemporain. Le succès de l’ouvrage crée la notoriété du nom qui passe dans le discours et l’usage. C’est le cas typiquement des très populaires « Trente Glorieuses », inventées par Jean Fourastié en 1979. Il arrive aussi que les chrononymes forgés par des contemporains aient un but plus politique. Il s’agit alors de témoigner d’une sorte de « conscience du temps » en qualifiant une période de ce qu’on souhaiterait qu’elle fût. C’est le cas d’un terme comme « Restauration » qui, malgré des contestations et des rivalités, rend compte des intentions des élites dirigeantes et d’une partie du pays au lendemain des vingt-cinq années de bouleversements révolutionnaires et impériaux. C’est le cas également du « Risorgimento » italien, qui traduit bien les aspirations politiques à l’unité italienne, ou encore de la « Fin de siècle », sentiment diffus où s’entremêlent les idées de décadence et d’anxiété face à l’avenir. De même François Furet a parfaitement décrypté la façon dont les révolutionnaires fabriquèrent la catégorie « Ancien Régime », pour traduire une volonté d’exorcisme et de déclassement historique. Le plus souvent nostalgiques, parfois animées d’un désir de règlement de comptes, ces dénominations sont rarement données « à chaud ». C’est le cas des « Années folles » ou de « l’Entre-deux-guerres » qu’aucun contemporain n’a jamais perçues comme telles.

Les commentateurs et historiens français n’ont pas l’exclusivité de ces noms propres du temps. Les Allemands appellent Vormärz[3] la période d’agitation démocratique qui précède mars 1848, les Anglais, Hungry Forties[4], les années de misère et de famine qui frappent les îles britanniques dans la décennie 1840 ou les Espagnols, Sexenio democratico[5] qui est le moment de transition que connait le pays entre l’abdication d’Isabelle II en 1869 et le retour des Bourbons en 1874. En Espagne encore, après la mort du général Franco, Transicion et Movida madrileña[6]. L’un désigne une période de modernité et de réforme démocratique, l’autre un temps de libération des mœurs (dont les films de Pedro Almodovar sont l’illustration).

Les périodes, pour être historiques, sont aussi une manière de dessiner une façon de vivre ou, tout simplement, une « mode » artistique comme la « Nouvelle Vague », « l’Art déco », « l’Art nouveau ». Plus anciennement, n’oublions pas que le terme d’art gothique avait une connotation dénigrante, heureusement oubliée aujourd’hui, car le « gothique » s’opposait au « classique ». Encore un tout petit détail, ces dénominations répondent à des règles orthographiques spécifiques s’agissant des majuscules. Si l’adjectif est en tête, il prend une majuscule ainsi que le nom (Belle Époque) mais si le qualificatif est second il reste en minuscules (les Années folles). Si le nom « âge », « ère », époque », « régime » ou équivalent est en tête il ne prend pas de majuscule ni son qualificatif sauf s’il s’agit d’un nombre propre (l’âge d’or, l’ère Meiji, la république de Weimar, l’époque contemporaine, etc.). Si c’est un style associé à une période, on met en principe des majuscules (Art nouveau, Art déco) mais si c’est un style ne définissant pas rigoureusement une époque, on s’abstient de mettre des majuscules (l’art roman, l’art gothique). Pas si simple ! C’est du grand art, d’autant que nos amis québécois n’adoptent pas toujours les mêmes règles ortho-typographiques que nous. Quelle époque ! Au fait, comment va-t-on appeler la nôtre ?

[1] Le titre d’un livre de Jacques Le Goff, publié en 2014.

[2]  L’historien français Dominique Kalifa (1957 – 2020) lui a consacré un ouvrage entier : La Véritable histoire de la Belle Époque, Paris, Fayard, 2017. Il a aussi coordonné la réalisation d’un ouvrage collectif, Les noms d’époque, publié en 2020, l’année de sa disparition (il s’est suicidé).

[3] Mot à mot « avant-mars ».

[4] « les années quarante affamées ».

[5] « Les six années démocratiques ».

[6] Mot à mot « le mouvement madrilène », souvent non traduit.

 

Billet d’humeur de Dominique Maillard, Président d’honneur de la FNEP