L’association des mots du titre peut vous surprendre. En effet l’usage est plutôt de séparer les genres et de considérer que les matières scientifiques n’ont rien à voir avec l’émoi des passions amoureuses ni avec l’émotion artistique. La science et le comportement rationnel mobiliseraient les capacités de l’hémisphère gauche du cerveau alors que le droit se consacrerait aux manifestations émotives et artistiques. Et si les choses étaient un peu plus complexes ! Le plaisir sensuel est-il étranger aux scientifiques dans l’exercice de leur activité ? Inversement, n’y a-t-il aucun calcul dans les passions amoureuses et les artistes n’ont-ils aucune rationalité scientifique dans leur démarche ?

Remarquons tout d’abord que certaines disciplines, loin d’être disjointes et cloisonnées, ont longtemps été conjuguées. Il en est ainsi de la philosophie et des sciences. Platon lui-même avait pour devise gravée à l’entrée de son académie : « Que nul n’entre s’il n’est géomètre ». Pythagore, outre le théorème qui porte son nom et dont il n’est pas l’inventeur, a grandement contribué au développement de la musique. C’est lui qui mit au point la gamme diatonique par des rapports arithmétiques[1] entre les notes. Jusqu’au XVIIIe siècle inclus, on était philosophe et mathématicien[2] ou physicien : Descartes, Pascal, Leibnitz, Kant et Newton ont brillé dans les deux registres. Les grands artistes de la Renaissance étaient fréquemment ingénieurs, architectes ou scientifiques. Que l’on pense à Léonard de Vinci, Michel-Ange ou Brunelleschi en Italie tout particulièrement. Rien d’étonnant à ce qu’ils utilisent le même vocabulaire et la même palette de sentiments pour toutes les disciplines où ils excellent. Les couleurs dans la peinture semblent être l’apanage des seuls artistes. Pourtant les plus grands progrès dans leur mise en œuvre proviennent de scientifiques. Newton d’abord, qui a analysé le prisme des couleurs, puis un chimiste français, malheureusement méconnu : Michel-Eugène Chevreul (1786-1889). Ce dernier fut en 1813 directeur de la manufacture des Gobelins, il mena des recherches sur la perception des couleurs. Il exposa dans son ouvrage De la loi du contraste simultané des couleurs les principes qui influencèrent durablement les artistes peintres

Mon propos n’est pas de vous faire un cours d’histoire comparée des sciences, de l’art et des sentiments mais de vous amener à considérer que les sciences peuvent être, à l’image d’un objet amoureux, chérissables et susciter des transports affectifs et des émotions cérébrales. Parler d’érotisme à ce propos n’est pas saugrenu. Mon père, qui était mathématicien et affectionnait tout particulièrement la géométrie, aimait dire qu’une démonstration était élégante, belle et lui procurait une impression esthétique comparable à l’admiration d’une œuvre d’art. Le mathématicien hongrois Paul Erdös[3] évoquait le caractère ineffable de la beauté des mathématiques en déclarant « pourquoi les nombres sont-ils beaux ? Cela revient à se demander pourquoi la neuvième symphonie de Beethoven est belle. Si vous ne voyez pas pourquoi, personne ne pourra vous l’expliquer. Je sais que les nombres sont beaux. S’ils ne sont pas beaux, rien ne l’est ». Cédric Villani, un peu partisan, a écrit en 2018 un ouvrage intitulé Les Mathématiques sont la poésie des sciences (Flammarion).

La beauté est une notion éminemment subjective et contingente. En mathématiques une démonstration pourra paraître laborieuse ou au contraire pétillante et séduisante par son « chic » et son habileté. Le ressenti de certains peut ne pas être partagé par d’autres qui ne trouveront que lourdeur là où les premiers avaient vu finesse et agilité. On peut comprendre que le lecteur trouve du plaisir à suivre l’auteur dans sa démarche ou de l’ennui à parcourir les méandres de sa pensée. Ces appréciations subjectives sont monnaie courante dans les domaines artistique et littéraire. N’est-ce pas le cas aussi en philosophie où l’on oppose parfois la pesanteur rigoureuse de l’esprit allemand à la légèreté parfois approximative de la pensée française ?

Et le « sexy » dans tout cela, me direz-vous ! Oui il est présent. Les artifices de la séduction conduisent à déployer des artifices que l’on retrouve dans certaines démonstrations scientifiques. Avant d’arriver au vif du sujet, il faut se parer d’accessoires, se préparer voire se maquiller au sens physique ou moral. Tout comme une démonstration suppose parfois de longs préliminaires, il faut approcher et caresser le sujet, le frôler et l’apprivoiser par des rapprochements avant de songer à l’investir. Certains problèmes se laissent aborder avec plus ou moins de familiarité, d’autres sont rétifs et échappent à l’investigation. Il faut marier une certaine dose de timidité avec un minimum d’audace. Une bonne mine, c’est-à-dire un énoncé simple, ne permet pas pour autant de conclure facilement. De même que certaines beautés demeurent distantes et inabordables au commun de leurs soupirants, quelques problèmes arithmétiques, qui s’énoncent simplement, résistent aux assauts et restent à ce jour irrésolus. Un petit exemple, accessible à tous : « tout nombre pair est la somme de deux nombres premiers[4] ». C’est une « belle » propriété, simple d’apparence, élémentaire et aimable. On n’a pas trouvé à ce jour de contrexemple mais on n’a jamais pu la démontrer de manière générale… C’est une beauté intouchable, il y a quelques-unes de ce style en arithmétique ! Lorsque la question est soluble et la démonstration trouvée, la jouissance est à son comble. Harassé par l’effort, l’impétrant peut s’assoupir sur ses lauriers. C’est avec une délectation certaine qu’il fera part de son succès auprès de son professeur s’il est élève, auprès de ses pairs s’il est dans la « carrière ». N’y a-t-il pas une analogie certaine avec les succès amoureux dont se prévalent les intéressés dans un cercle proche et complice ?

Plus familial et moins frivole, vous pourrez aussi goûter des émotions et des plaisirs stimulants dans des expériences scientifiques très accessibles. C’est du domaine de l’indicible mais observer le ciel un soir d’été avec ses petits-enfants, regarder les cratères de la lune, les satellites de Jupiter ou l’anneau de Saturne, reconnaître quelques étoiles ou constellations ; bref se prendre pour Galilée vous donne un sentiment grisant d’émerveillement, de plaisir simple et naturel. C’est une forme de jouissance cérébrale facile à ressentir et à partager.

Poètes, philosophes, artistes, scientifiques de toutes disciplines, notre époque a tendance à vouloir classifier et établir des cloisons étanches entre ces catégories. Si l’on admet, au contraire, qu’il y a une grande perméabilité entre elles, on comprend mieux la fluidité des comportements et des sentiments associés. A mon sens, c’est là l’une des caractéristiques majeures qui distingue durablement l’intelligence humaine intuitive, émotive et parfois approximative, de l’intelligence artificielle, rigoureuse, mais insensible et trop « raisonnable ».

[1] Pythagore était convaincu que tout phénomène pouvait être expliqué uniquement par les nombres entiers ou leur fraction. Il fut le premier à établir les quatre accords fondamentaux de la gamme musicale que sont l’unisson (de rapport 1/1), l’octave (2/1), la quinte (3/2) et la quarte (4/3).

[2] Et même plus tard : Henri Bergson fut lauréat du concours général de mathématiques en 1877 avant de préparer l’École normale supérieure (lettres) et de devenir le philosophe que l’on sait ; Kurt Gödel, brillant logicien et mathématicien, passa 50 ans de sa vie à étudier les philosophes.

[3] Paul Erdös (1913 – 1996), célèbre pour son excentricité. On lui doit le concept de « nombre d’Erdős » représentant le degré de séparation (en termes de collaborations successives) entre un chercheur donné et le mathématicien hongrois. Dans le monde scientifique, ce nombre est petit, souvent inférieur à 5.

[4] Il s’agit là de la fameuse conjecture de Goldbach, énoncée en 1742, sur laquelle se sont cassé les dents plusieurs générations de mathématiciens, pourtant aidés aujourd’hui des ordinateurs les plus puissants.

 

Billet d’humeur de Dominique Maillard, Président d’honneur de la FNEP