S’il est un nom que les collégiens entendent aussi bien en cours d’histoire que de physique, c’est celui des Carnot tant ses membres se sont illustrés dans les deux domaines. C’est une famille bourgeoise d’origine protestante, établie de longue date en Bourgogne, plus précisément à Nolay depuis le XVIIe siècle. De cette époque, un ancêtre, marchand, calviniste, se prénommait déjà Lazare comme l’un de ses illustres descendants. C’est Jean-Baptiste Carnot, son fils, qui acquiert une charge de notaire par son mariage en 1706 avec la fille du notaire royal du lieu. Son fils, Claude-Abraham, lui succède comme notaire. Il eut cinq fils et deux filles.

Le premier personnage très célèbre du nom de Carnot est l’un de des fils de Claude-Abraham, Lazare, né à Nolay le 13 mai 1753. Il incarne bien les talents divers de la famille : mathématicien, physicien, général et homme politique. Ses descendants conjugueront souvent ces activités sans oublier l’écriture ou la poésie. Lazare Carnot entre très jeune dans l’arme du génie en 1771, à l’âge de dix-huit ans. Il est capitaine au corps royal du génie lorsqu’il écrit, en 1783, un éloge de Vauban qui est couronné par l’Académie de Dijon. Il refuse des propositions de service dans l’armée prussienne. En 1786, Lazare Carnot, alors en garnison à Arras, entre à la société des Rosati fondée en 1778. Il publie plusieurs de ses chansons dans le recueil de cette association. Son enthousiasme pour la poésie l’amène à donner à son fils aîné le prénom de Saadi[1], en référence à un poète persan. En juin 1786, entre aux Rosati un personnage nommé Maximilien de Robespierre. La période « littéraire » de Lazare Carnot va se clore avec la Révolution.

Limité dans ses ambitions par la modestie de ses origines, Lazare Carnot se rallie très vite aux idées nouvelles. Élu député du Pas-de-Calais en 1791 puis à l’Assemblée législative et, en 1792, à la Convention, il siégea d’abord avec les députés de la Plaine avant de rejoindre les Montagnards. Membre du comité militaire, il fit décréter l’armement d’une nombreuse garde nationale et le licenciement de la Garde du roi. Il fait partie des députés qui votèrent la mort de Louis XVI. Membre du Comité de salut public en juillet 1793, délégué aux Armées, il créa les quatorze armées de la République. En octobre1793, envoyé comme inspecteur à l’armée du Nord, il se mit lui-même à la tête des colonnes françaises et contribua à la décisive victoire de Wattignies, près de Lille, aux côtés du général Jourdan. Opposé à Robespierre sur les mesures sociales et à Saint-Just sur la conduite de la guerre, il les affronte les 8 et 9 thermidor de l’an III. Menacé d’arrestation, il est définitivement sauvé et « blanchi » par Bourdon de l’Oise, qui le présente comme celui qui a réorganisé les armées de la République. Par la suite, les thermidoriens prétendront qu’au Comité de salut public, il s’était occupé exclusivement des opérations militaires. Ils lui attribuent la plus grande part aux succès des armées françaises et le surnomment « l’organisateur de la victoire ».

En 1795, il est élu Directeur dans le nouveau gouvernement du Directoire. Défenseur des « petites limites », c’est-à-dire d’une France comprise entre la Meuse, les Alpes et les Pyrénées, il s’oppose à la vision alors dominante du Directoire. C’est en partie dans le but de son éviction qu’a lieu le coup d’État du 18 fructidor (4 septembre 1797) qui le conduit à s’exiler en Allemagne. Il avait été élu membre de l’Académie des sciences l’année précédente, à la section des arts mécaniques. Rappelé par le Premier consul après le 18 brumaire, il reçut le portefeuille de la Guerre qu’il conserva jusqu’à la conclusion de la paix, après les batailles de Marengo et d’Hohenlinden. Élu au Tribunat en 1802, il vota contre le consulat à vie, puis contre la création de l’Empire. Il resta sans emploi jusqu’à la campagne de Russie. À cette époque, il offrit son épée à Napoléon Ier. On s’aperçut alors qu’il était toujours simple chef de bataillon. En quelques instants, on le fit passer par les grades de lieutenant-colonel, colonel, général de brigade, et général de division. En 1814, la défense d’Anvers lui fut confiée ; il s’y maintint longtemps, et ne consentit à remettre la place que sur l’ordre de Louis XVIII. Carnot fut fait comte d’Empire et pair le 20 mars 1815 pendant les Cent-Jours, mais il ne porta jamais ce titre et ne retira pas les lettres patentes de la chancellerie. Il fut ministre de l’Intérieur du 20 mars au 22 juin 1815. Après la deuxième abdication de Napoléon, Carnot fit partie du gouvernement provisoire. Exilé à la Restauration, il fut banni comme régicide en 1816 et se retira à Varsovie puis à Magdebourg où il consacra le reste de ses jours à l’étude. Il y mourut en exil le 2 août 1823. Ses cendres furent transférées au Panthéon le 4 août 1889 au cours d’une imposante cérémonie, pendant le septennat de son petit-fils Sadi Carnot.

Lazare Carnot eut deux fils, Sadi et Hippolyte ; le premier demeure très fameux pour les physiciens. Nicolas Léonard Sadi Carnot est né le 1er juin 1796 à Paris, il meurt à 36 ans le 24 août 1832 à Ivry-sur-Seine. En 1811, Sadi Carnot entre au lycée Charlemagne pour préparer le concours de l’École polytechnique. Ayant atteint le 1er juin 1812 l’âge minimum requis de 16 ans, Sadi peut en août suivant se présenter au concours où il est reçu 24e sur 179. Les 29 et 30 mars 1814, Sadi Carnot, qui était l’un des six caporaux de la compagnie, combat avec le bataillon des polytechniciens et essuie le feu lors d’une escarmouche sans gravité, dans la défense du fort de Vincennes contre les alliés ; ce fut sans doute sa seule expérience de bataille. Le 12 octobre 1814, il fut déclaré admissible dans les services publics (génie militaire). Avec l’avènement de la paix en 1815, il se retrouve astreint à l’existence routinière de la vie de garnison, avec peu de perspectives. En tant que fils d’un chef républicain exilé, il était considéré comme peu sûr, aussi s’arrangea-t-on pour que son lieu d’affectation fût éloigné de Paris. Par ordonnance du 20 janvier 1819, il est admis à l’état-major de Paris, avec le grade de lieutenant et placé en disponibilité, il perçoit les deux tiers de la solde brute au titre de travailleur scientifique. Sadi Carnot suit des cours à la Sorbonne et au Collège de France. Il est élève au Conservatoire national des arts et métiers où il suit des cours de chimie appliquée aux arts et un cours d’économie industrielle. Il fréquente le Jardin des plantes et la Bibliothèque du Roi mais aussi le musée du Louvre et le Théâtre italien de Paris. Sadi Carnot s’intéresse aux problèmes industriels, visite des ateliers et des usines, étudie la théorie des gaz et les dernières théories d’économie politique. Il laisse des propositions détaillées sur les problèmes courants comme les taxes mais les mathématiques et les arts le passionnent. Durant l’été 1820 Sadi revoit son frère Hippolyte, venu passer quelques jours en France, et qui vit avec son père. Le 23 juin 1821 le ministère de la Guerre lui accorde un congé sans solde pour qu’il puisse rendre visite à son père exilé à Magdebourg. C’est là qu’il commence à s’intéresser aux machines à vapeur, puisque c’est à Magdebourg trois ans plus tôt qu’avait été construite la première machine de ce type.

C’est en 1824 qu’il publie son œuvre majeure. Sadi Carnot ne publiera qu’un seul livre (comme Copernic) : Réflexions sur la puissance motrice du feu et sur les machines propres à développer cette puissance. Dans cet ouvrage, il exprima, à l’âge de 27 ans, ce qui s’avéra être le travail de sa vie et un livre essentiel dans l’histoire de la physique. Il posa les bases d’une discipline entièrement nouvelle, la thermodynamique. C’est bien Sadi Carnot qui fonde cette discipline, aussi fondamentale du point de vue théorique que féconde en applications pratiques.

En octobre 1824, le lieutenant d’état-major se réveille en Sadi qui réalise un travail topographique sur la route de Coulommiers à Couilly-Pont-aux-Dames. Il finit par donner sa démission de l’armée en 1829 et se consacre entièrement à ses recherches en physique. Son état de santé l’empêche de venir à la séance de l’Association Polytechnique du 20 juin 1832 et son frère Hippolyte note dans sa notice bibliographique que « l’application excessive à laquelle il se livrait le rendit malade vers la fin de juin 1832 ». Le 3 août il est admis à la maison de santé du médecin aliéniste Jean-Étienne Esquirol, où celui-ci diagnostique un « délire généralisé avec excitation ». Peu après, le registre de la maison de santé d’Ivry indique : « mort le 24 août 1832 choléra ». Les obsèques civiles sont célébrées dans des conditions proches de l’anonymat. Il est enterré au cimetière communal d’Ivry-sur-Seine. Sadi ne se sera jamais marié et n’aura pas de descendance. Après sa mort ses effets personnels (comprenant ses archives) furent brûlés pour prévenir la propagation de la maladie.

Pour certains, il restera « un météore dans l’histoire des sciences ». En 1970, l’Union astronomique internationale a donné son nom à un cratère lunaire et plus tard à l’astéroïde 12289. La méthode Carnot, une procédure pour évaluer les produits de cogénération et calculer la valeur physique de la puissance motrice de la chaleur, porte son nom. Enfin, le label Carnot a été créé en 2006 pour développer l’interface entre la recherche publique et les acteurs socio-économiques en réponse à leurs besoins.

Le second fils de Lazare, Hippolyte, (1801 – 1888), avocat, député, sénateur, ministre de l’instruction publique en 1848, fut le biographe de son frère Sadi. Son propre fils, également prénommé Sadi, poursuivit le cheminement de la famille en accédant à a magistrature suprême du pays comme président de la République. Sadi Carnot est né à Limoges le 11 août 1837. Il est élève au lycée impérial Bonaparte (futur lycée Condorcet) puis à l’École polytechnique (promotion X-1857) et à l’École des ponts et chaussées, dont il sort major en 1863. Il devient ingénieur en chef de la Haute-Savoie, où il conçoit et fait construire vers 1874 le système de régulation de la sortie des eaux du lac d’Annecy.

Sadi Carnot est élu député de la Côte-d’Or en 1871 et occupe des postes de haut fonctionnaire, notamment au Conseil supérieur des Ponts et Chaussées. Il est nommé préfet de la Seine-Inférieure. Réélu à la Chambre des députés en 1876 puis en 1877, 1881 et 1885. Sous-secrétaire d’État aux Travaux publics puis ministre des Travaux publics, il devient ministre des Finances en 1885, dans le gouvernement de Charles de Freycinet. À la suite de la démission de Jules Grévy, mis en cause dans l’affaire des décorations, Sadi Carnot devance Jules Ferry au premier tour de l’élection présidentielle anticipée, puis l’emporte au second tour, le 3 décembre 1887. Le 5 mai 1889, Sadi Carnot se rend à Versailles pour célébrer le centenaire des états-généraux de 1789. Le début de son mandat est marqué par l’agitation boulangiste et le scandale de l’affaire de Panama, ainsi que par le rapprochement avec la Russie, dans le cadre de l’alliance franco-russe. Dans un contexte d’agitation syndicale et anarchiste, les lois restreignant les libertés individuelles et la presse sont votées. Sadi Carnot est l’une des cibles du mouvement anarchiste car ayant refusé la grâce de plusieurs des leurs : Ravachol, Auguste Vaillant, auteur de l’attentat à la Chambre des députés, et Émile Henry. Il est visé par deux attentats en 1889 et 1890. Le 24 juin 1894, Sadi Carnot reçoit un coup de poignard de l’anarchiste italien Sante Geronimo Caserio, alors qu’il quitte, par une issue secondaire pour éviter la foule, un banquet organisé à la Chambre de commerce à l’occasion de l’exposition universelle, internationale et coloniale à Lyon. Touché en plein foie, le président de la République est rapidement transporté à la préfecture du Rhône. Il y meurt dans la nuit, le 25 juin 1894. Sante Geronimo Caserio est guillotiné le 16 août suivant. Cet assassinat conduit la Chambre des députés à adopter la dernière et la plus marquante des « lois scélérates[2] » visant les anarchistes, qui sont notamment interdits de presse de propagande. Le texte ne sera abrogé qu’en 1992.

Le corps de Sadi Carnot est ramené à Paris et des obsèques nationales sont décidées par le Parlement dans sa loi du 29 juin 1894. Les funérailles ont lieu le 1er juillet à Notre-Dame de Paris, en présence de Jean Casimir-Perier, nouveau président de la République. Sadi Carnot est ensuite inhumé au Panthéon, à côté de son grand-père Lazare Carnot. Selon le musée d’Orsay, 23 monuments ou statues auraient été consacrés à Sadi Carnot en France (à Lyon, Dijon, Angoulême, Nolay…). La ville de Vincennes, qui lui a dédié une avenue le long du château, se souvient aussi qu’il inaugura en 1891 le nouvel hôtel de ville de la cité.

Sadi Carnot aura eu trois fils. L’un, Lazare Hyppolite Sadi, (1865 – 1948), écrivain et militaire, cumule les prénoms célèbres de la famille. C’est lui qui hérite par sa mère du château de la Rochepot en Bourgogne, qu’il fit restaurer en style néo-gothique. Le second, Ernest, (1866 – 1955), ingénieur civil des mines sera le fondateur de la société La viscose française, député et conseiller général de la Côte-d’Or. Le troisième, François, (1872 – 1960) centralien, est député de la Côte-d’Or puis de la Seine-et-Oise. Il s’intéresse également aux arts, il est président de l’Union centrale des Arts décoratifs de 1910 à 1960 et devient, après la guerre de 1914, membre du conseil des musées nationaux. En 1921, il fonde le musée Fragonard à Grasse. De 1932 à 1937, il dirige la manufacture des Gobelins.

Le frère de Sadi Carnot, Marie-Adolphe, fut un éminent chimiste et géologue. Il mena d’importantes recherches sur les méthodes d’analyse chimique et de dosage des substances minérales, rassemblées dans son Traité d’analyse des substances minérales. Il fut à l’origine de l’établissement de cartes donnant les compositions des sols, destinées à l’agriculture. Président du Conseil général de la Charente de 1902 à 1908, il fut également membre de l’Académie des sciences. Parmi la descendance de Marie-Adolphe Carnot, on citera son fils Paul (1869-1957) : médecin et membre de l’Académie de médecine, il découvrit les hormones embryonnaires. Son autre fils Jean (1881-1969), ingénieur civil des mines, fut député de la Charente de 1924 à 1928. Sa fille Marie Carnot (1877-1969), épouse de Jean Armagnac, est inhumée au cimetière de Chabanais (16). Y repose également leur fille Françoise Armagnac, petite-nièce de Sadi Carnot, fusillée[3] par les maquisards le jour de son mariage, le 5 juillet 1944, à 26 ans.

Une famille française, essentiellement républicaine, marquée par la grandeur de l’engagement et, parfois, le tragique. Une contribution exceptionnelle à la science. Une illustration brillante de la devise de l’école polytechnique dont sont issus un certain nombre des membres de la famille : « Pour la patrie, la science et la gloire ».

[1] Poète persan né à Chiraz vers 1210 et mort vers 1290. Il est notamment l’auteur d’un recueil de contes, nommé le Golestân (Jardin de fleurs). Adoptant une imagerie proche de celle des Mille et Une Nuits, ses contes peuvent être lus à de multiples degrés : certains purement moraux ou sociaux, d’autres plus spirituels

[2] L’expression fut notamment popularisée par Francis de Pressensé, Émile Pouget et Léon Blum (qui signe « un juriste ») dans un pamphlet publié en 1899, Les Lois Scélérates de 1893-1894.

[3] L’assassinat de Françoise Armagnac, en robe de mariée, fait partie des graves « bavures » de la Résistance locale en 1944. Le « maquis Bernard », communiste, eût plus de soixante-dix exécutions à son actif. Certaines visèrent des miliciens notoires mais d’autres relèvent de crimes de droit commun. Les deux torts de Françoise Armagnac étaient d’être « châtelaine » et d’avoir soigné des miliciens en 1943.

 

Billet d’humeur de Dominique Maillard, Président d’honneur de la FNEP