Les typographes, dactylos et autres informaticiens font grand usage de « pangrammes ». Ces phrases types, dont le titre du billet est l’exemple le plus classique, consistent à utiliser une phrase passant en revue toutes les lettres de l’alphabet. Le procédé est commode pour « tester » une police de caractères ou, anciennement, s’assurer du bon fonctionnement d’une machine à écrire. Le « whisky du juge » est le plus courant des pangrammes utilisés en français. Il comporte 37 lettres et n’utilise qu’une fois chaque consonne, c’est aussi un alexandrin correct avec deux hémistiches réguliers.

Le pangrammiste français apprécie les vertus de sobriété de « whisky ». Selon l’Oulipo[1], le pangramme le plus court (dont Georges Perec revendique la paternité) est « Whisky vert : jugez cinq fox d’aplomb » (29 lettres). Il mérite explication. Voici celle donnée par l’auteur soi-même : « On sait que le whisky, quand il est trop jeune, rend malade, donc il y a une méthode pour juger si le whisky est bon à être bu ou pas : on fait boire du whisky et on demande à celui qui vient de le boire de dire si les cinq petits chiens qui sont assis là-bas sont droits ou non. S’ils penchent, c’est que le whisky est trop jeune, et s’ils ne penchent pas, c’est qu’on peut le boire ! ». Plusieurs pangrammes, plus courts, utilisent également le mot « whisky » : « Vif juge, trempez ce blond whisky aqueux » (33 lettres), « Fripon, mixez l’abject whisky qui vidange » (34 lettres) et « Buvez de ce whisky que le patron juge fameux » (36 lettres). Plus longs, mais également trempés de whisky, on trouve : « Vieux juge, emportez donc le whisky fabriqué » (37 lettres) ou « Peux-tu m’envoyer du whisky que j’ai bu chez le forgeron ? » (44 lettres).

Sans whisky on doit aller en mer : « Voyez le brick géant que j’examine près du wharf ». L’armée suisse francophone, moins maritime, préfère le pangramme nominatif suivant : « Monsieur Jack, vous dactylographiez bien mieux que votre ami Wolf ». D’une manière générale, ce jeu sur les lettres et les mots a suscité beaucoup d’imagination créative. Georges Perec, à nouveau, a cherché des pangrammes « défectifs » (toutes les lettres sauf une). Ainsi, sans la lettre « e » : « Portons dix bons whiskys à l’avocat goujat qui fumait au zoo. » D’autres ont créé des variantes beaucoup plus longues servant à illustrer un jeu de caractères étendu, intégrant les lettres accentuées, la cédille et les ligatures. En voici un exemple :« Portez ce vieux whisky au juge blond qui fume sur son île intérieure, à côté de l’alcôve ovoïde, où les bûches se consument dans l’âtre, ce qui lui permet de penser à la cænogenèse[2] de l’être dont il est question dans la cause ambiguë entendue à Moÿ[3], dans un capharnaüm qui, pense-t-il, diminue çà et là la qualité de son œuvre. »

Le français n’a pas l’apanage du pangramme. Les langues de nos voisins en possèdent aussi. Je ne citerai que l’anglais et l’allemand. Le pangramme anglais le plus classique est le suivant : « A quick brown fox jumps over the lazy dog[4]». Il a le mérite de la concision et de la clarté d’expression. Les allemands utilisent : « Franz jagt im komplett verwahrlosten Taxi quer durch Bayern[5] ». C’est plus loufoque mais cela répond à la définition du pangramme.

Une dernière remarque. On ne peut qu’être inquiet sur la pérennité du pangramme du vieux juge qui fume et qui boit car, à y regarder de près, il devient de plus en plus politiquement incorrect. L’alcool, le tabac, la stigmatisation de l’âge et de la couleur des cheveux, cela ne se dit ou ne s’écrit plus. Peut-être est-ce la raison de la disparition de la dactylographie !

[1] L’Ouvroir de littérature potentielle, est un groupe de littérature surréaliste, inventive et innovante qui naît au XXᵉ siècle.

[2] En biologie, apparition de nouvelles caractéristiques dans une lignée.

[3] Moÿ est une commune de l’Aisne.

[4] Un vif renard brun saute par-dessus le chien paresseux.

[5] Franz chasse dans un taxi complètement délabré à travers la Bavière.

 

Billet d’humeur de Dominique Maillard, Président d’honneur de la FNEP