Vous connaissez ce fabliau du Moyen Âge, que Charles Péguy a repris sous une forme voisine. Un homme voit trois compagnons au bord du chemin. Il leur demande ce qu’ils font. Le premier lui répond qu’il casse des cailloux. Le second déclare qu’il nourrit sa famille. Le dernier dit qu’il construit une cathédrale. Et ils font tous la même chose et exercent le même métier ! Le premier est dans « l’être », il décrit l’activité qui définit ce qu’il est. Le second est dans « l’avoir » et la possession : il a un travail qui lui permet de subvenir aux besoins de sa famille. Le troisième est dans le « faire », il donne un sens et une finalité à son travail. Si vous aviez le choix, je pense que la plupart d’entre vous opteraient pour la troisième réponse qui paraît la plus noble et la plus exaltante. Au demeurant, les trois versions sont exactes, c’est juste une question de pondération. Quand l’importance accordée à l’une l’emporte sur les deux autres, nous éprouvons un déséquilibre qui cause malaise ou mal-être sauf, peut-être, lorsque le sens prévaut car cela s’appelle la vocation.
Dans le recensement sans fin des causes du malaise de la société française, avant, pendant ou après le coronavirus, je vois dans cette parabole une explication plausible. En 2018 et 2019 le mouvement des gilets jaunes a cristallisé le mal-être d’une partie importante de la société française. Ceux qui se sont reconnus dans le mouvement avaient du mal à définir leur « être ». Chômeurs, retraités, déçus ou aigris de la vie publique, oubliés des campagnes, ils ne savent comment se décrire ou se situer. Ne se considérant pas comme des nantis, ils ne sont pas davantage dans « l’avoir », même si l’essentiel de leurs revendications initiales tournaient autour des revenus, du pouvoir d’achat et de la fiscalité. Ils ont tout autant de mal à définir le « sens » de leur action : ils ont manifesté, occupé des ronds-points, défilé les samedis après-midi et, à l’occasion, saccagé quelques vitrines ou brulé des radars routiers. Pourquoi et pour quoi, pour qui, dans quel but ? Les plus politisés évoquent les grands mots de « démocratie participative » ou de « solidarité », retrouvant les accents révolutionnaires de 1789. Il est flagrant que le mot le plus courant dans leur bouche soit « on ne lâchera rien ! » mais pour ne pas lâcher, il faut tenir quelque chose, et que tiennent-ils ? Moralité : naviguant entre « l’être » et « l’avoir », les gilets jaunes sont surtout en quête de « sens » et de reconnaissance pour savoir ce qu’ils font.
La crise du coronavirus et son traitement amènent un questionnement analogue. Quelles sont nos priorités : entre être (en bonne santé), avoir (un emploi, des revenus) ou faire (quelque chose d’utile) ? Les deux premières dimensions ont été mises en avant par le gouvernement et les médias, mais la troisième, au moins aussi important, est souvent omis. Les tâtonnements de la parole publique et ses revirements ont souvent oblitéré le sens de l’action. La « leçon » des gilets jaunes n’a pas été assimilée. A l’époque les réponses du gouvernement se sont situées essentiellement dans le registre de « l’avoir ». Ce furent des mesures financières, fiscales ou sociales ne touchant directement qu’une partie de la population concernée. Tout en faisant la fine bouche, sur le thème de la surenchère permanente, les gilets jaunes, en règle générale, ne se sont pas satisfaits de ces gestes, pourtant généreux et dispendieux pour le contribuable. Et, de mon point de vue, cette insatisfaction tient à ce que les réponses n’ont pas nourri le besoin « d’être » et n’ont guère fourni de « sens » à l’existence des intéressés. Incapables de trouver leur juste place parmi les corps sociaux du pays, les gilets jaunes ne se sont sentis reconnus ni dans l’être ni dans le faire. Ils en portent largement la responsabilité par l’amalgame incohérent de leurs revendications et l’incapacité à accepter toute forme de représentation ou de porte-parolat. Ils se sont alors réfugiés dans les réseaux sociaux, qui leur ont donné l’illusion d’une démocratie directe à leur image. Mais, au lieu de dresser des passerelles, les réseaux sociaux élèvent des murs et des cloisons étanches qui enferment ceux qui se ressemblent (et se rassemblent) dans un déni de la réalité vis-à-vis du reste de la population.
Pendant la crise aiguë du coronavirus et le confinement qui en a résulté, les atermoiements gouvernementaux ont été similaires. Les mesures ont perpétuellement oscillé entre les trois dimensions. La protection sanitaire, bien sûr, du domaine de la préservation de « l’être », a été privilégiée avec des couacs nombreux que tout le monde a en tête. Les mesures économiques, d’une générosité sans précédent, ont alimenté « l’avoir » immédiat, au détriment probable de celui de demain. Mais, finalement, très peu de mesures sur le sens et le « faire » sauf, peut-être, quelques promesses de revalorisation matérielle et symbolique du statut des soignants.
Même si la bourrasque de l’épidémie a rebattu les cartes, on voit que les revendications des gilets jaunes sont prêtes à refaire surface, preuve que les réponses déjà apportées n’ont pas éteint le foyer. Quelles issues reste-t-il ? Le besoin de reconnaissance qui participe de « l’être » et du « faire » est primordial. Le sociologue Benoît Coquard souligne que le port du gilet jaune permet de « se rattacher à une appartenance collective valorisante » en précisant que « c’est très important pour des gens qui d’habitude interviennent peu dans le débat politique, qui ne manifestent pas, ne sont pas syndiqués, sont souvent abstentionnistes ». Le mouvement ne se limite pas aux abonnés des manifestations du samedi, réduits pour l’essentiel à une frange contestataire à la limite de l’action violente et prête aux déprédations les plus symboliques pour faire parler d’elle. Une large part de la classe moyenne et une partie non négligeable de la classe aisée ont longtemps déclaré soutenir le mouvement et ce ne peut pas être uniquement pour des raisons d’opposition au président en exercice.
Paradoxalement, les entreprises semblent plus soucieuses de relever le défi que le monde politique, tout entier consacré à ses guerres picrocholines, polarisé par les échéances électorales successives et désireux de « tourner la page ». La plupart des dirigeants d’entreprises y voient l’occasion de repenser leur stratégie en matière de responsabilité sociétale (RSE). Une évidence selon Hélène Valade, présidente de l’Observatoire de la RSE : « Le mouvement des gilets jaunes, qui dénonce fortement le creusement des inégalités mais aussi le besoin de reconnaissance et de lien social, concerne les entreprises et leur rôle face aux enjeux sociétaux et d’intérêt général ». Or, poursuit-elle, « ces dernières années, il a surtout été question de réconcilier économie et environnement. Il est temps de remettre le social au cœur de l’équation. » Les entreprises trouveront-elles la bonne réponse, pourquoi pas ? En tout cas, elles savent « faire », c’est même leur métier et leur raison d’être.
Reste à trouver la cathédrale à construire ou à reconstruire ensemble…