L’un des prisonniers de Vincennes eût un compagnon inattendu lors de son bref séjour au donjon. Cette une anecdote, oubliée des chroniqueurs, nous donne l’occasion de faire connaissance avec un personnage typique et représentatif du XVIIIe siècle. Il s’agit de Claude-Prosper Jolyot de Crébillon, dit Crébillon fils. Il est né à Paris le 14 février 1707 et il meurt à 70 ans en avril 1777. Il est classé comme écrivain, chansonnier et « goguettier » français. Son père, académicien et dramaturge, est également connu ; c’est pourquoi on parle de Crébillon, père ou fils.

Comme nombre de ses contemporains, le dénommé Crébillon céda aux tentations du libertinage, devenu la règle de vie de la jeunesse dorée de ce début de siècle pendant et après la Régence. Esprit brillant, il avait déjà publié plusieurs ouvrages satiriques dès 1729. Il fut parmi les fondateurs d’une goguette[1] célèbre à l’époque : la Société du Caveau. Il y côtoie notamment le peintre François Boucher et le musicien Jean-Philippe Rameau. Il y retrouve aussi son père, alors auteur apprécié. En 1734, il publie à Paris un ouvrage licencieux, Tanzaï et Néadarné. Histoire japonaise. La page de titre annonce « À Pékin, chez Lou-Chou-Chu-La ». Ce conte licencieux met en scène une écumoire aux propriétés miraculeuses, qui a tendance à se coller dans les endroits les moins… commodes ! Le conte remporte un vif succès. Certains y voient une satire de la bulle Unigenitus, du cardinal de Rohan[2] et de la duchesse du Maine, grands personnages de la Cour de l’époque. L’auteur est vite retrouvé et écope d’une lettre de cachet l’expédiant au donjon de Vincennes.

Il y sera incarcéré du 8 au 13 décembre 1734 mais en gardera un souvenir ineffable. En effet, arrivé à la tombée de la nuit, il est enfermé dans une cellule avec une paillasse sommaire. N’ayant rien de mieux à faire, il se coucha et s’assoupit. Dans la nuit, il fut réveillé par un frôlement qu’il prit pour la visite d’un chat au poil dense et dru. L’animal se blottit près de lui et le prisonnier se rendormit ainsi, pensant avoir trouvé un réchauffant compagnon de geôle. Grand fut son effroi quand il découvrit le matin qu’il s’agissait en fait d’un rat de très grosse taille à la queue effilée. Il poussa un cri de frayeur qui rameuta son gardien (un « porte-clés », comme on disait à l’époque). Dès que ce dernier entra dans la pièce, le rat, familier, lui sauta rapidement sur l’épaule et scruta son compagnon de nuit avec un regard aigu, un semblant narquois. Le gardien expliqua au jeune Crébillon que le rat, domestiqué par son prédécesseur dans la cellule, était devenu une sorte de mascotte de bonne compagnie pour les hôtes du donjon. Claude-Prosper n’en fut pas instantanément convaincu mais il finit en effet par accepter et oublier la présence du rongeur à ses côtés. A tel point que, lors de sa libération, cinq jours plus tard, il proposa d’emmener avec lui le muridé apprivoisé. Le porte-clés refusa, expliquant que la compagnie du rat le consolait de celle des hommes.

Le jeune Crébillon fut libéré à l’initiative de celle qui l’avait fait emprisonner. La duchesse du Maine[3] eut l’esprit de l’admettre à Sceaux, sa résidence et, par là-même, de lui ouvrir les portes des salons parisiens. Il fréquente ceux de Mme de Sainte-Maure, où il rencontre celle qui deviendra sa maîtresse puis sa femme, Marie Henriette de Stafford. La Société du Caveau disparaît en 1739, suite à une épigramme de Crébillon fils contre son père. Un jour, alors qu’on lui demande quel était le meilleur de ses ouvrages, Crébillon montre son fils en déclarant : « Voici en tout cas le plus mauvais ! » À quoi Crébillon fils aurait répondu : « Pas tant d’orgueil, monsieur, attendez qu’il soit décidé que tous ces ouvrages sont bien de vous. » Allusion perfide à un ami qui aurait serré de près Mme de Crébillon mère. Une fois marié, il semblerait que Claude-Proper se fût assagi et même qu’il devînt un mari fidèle !

Sa fin de vie fut exemplaire et empreinte d’une grande respectabilité. En 1759, grâce à la protection de Madame de Pompadour, Crébillon est nommé censeur royal de la « Librairie[4] », fonction que son père avait également occupée et qu’il exerce consciencieusement, sort ironique pour un auteur libertin. En 1774 il devient même censeur de théâtre, pendant deux ans, avant sa mort en 1777. Son œuvre, plutôt oubliée aujourd’hui, inspira néanmoins quelques grands auteurs du XIXe siècle comme Alfred de Musset et Henri Heine. Représentatif de son temps il peignit avec brio le relâchement des mœurs, ne croyant ni à la vertu, ni à l’amour mais au seul plaisir.

La ville de Vincennes, malgré son très bref passage dans les murs du château, lui dédia l’une de ses rues et baptisa une crèche de même, en souvenir de l’homme ou en celui du rat, qui sait ! Claude-Prosper Crébillon s’accommoda de son temps comme il s’était accommodé de son compagnon imprévu de geôle, trouvant du plaisir là où d’autres auraient trouvé à redire. Cet épisode passager l’inspira-t-il ou l’oublia-t-il ? Ils ne sont plus là pour en témoigner, ni lui ni le rat.

[1] Une goguette était une société où se produisaient des chanteurs et des poètes, on dirait aujourd’hui des « chansonniers ». La raillerie politique était courante mais pas systématique.

[2] La « bulle »papale et le cardinal de Rohan sont des pièces importantes de la querelle des jansénistes qui enflamma le pays tout une partie du XVIIIe siècle.

[3] Petite-fille du grand Condé et épouse du duc du Maine, batard légitimé de Louis XIV.

[4] Le bureau de la Librairie, composé de censeurs et d’inspecteurs était l’organe principal du contrôle et de la censure de l’Ancien Régime sur les publications imprimées.

 

Billet d’humeur de Dominique Maillard, Président d’honneur de la FNEP