Cette affirmation ne vous surprendra guère, je crois. Vous vous souvenez probablement de ce projet de manuel « européen » censé résumer l’histoire des différents pays de l’Union européenne. Ce livre a vu le jour mais ni sa diffusion ni son enseignement ne semblent avoir infléchi la méconnaissance mutuelle de l’histoire de nos pays respectifs, même voisins. Pour illustrer mon propos, et sans jouer vouloir taquiner mes lecteurs agrégés d’histoire, je vais vous demander ce qui est remarquable en Grande-Bretagne en 1812 ? Vous pourriez, sans trop de difficultés, me répondre qu’Albion la perfide bandait toutes ses forces contre Napoléon. Elle finançait à tour de bras tous les adversaires de l’Empereur pour braver le blocus continental qui devait ruiner son commerce. Oui, c’est exact mais cela reflète essentiellement une vision française de l’année 1812. Outre-Manche, l’année se caractérise par trois autres événements inédits dans l’histoire britannique : la folie du roi George qui doit céder le pouvoir à son fils, l’assassinat du Premier ministre et, enfin, une révolte populaire des ouvriers, violente et sanglante. Avouez que ce n’est pas totalement anodin et le saviez-vous ?
Entrons un peu dans le détail de ces trois faits historiques méconnus sur le Continent.
Le premier fut la désignation du prince de Galles comme régent de plein exercice en février 1812. Le roi George III, âgé de 73 ans, régnait depuis 1760. Il souffrait d’une forme d’aliénation mentale récurrente. À l’automne 1809, il montra des signes de rechute de la maladie qui avait déjà fait craindre la nécessité d’une régence dès 1788. Ses médecins ignoraient la cause de la maladie et furent incapables d’aider le souverain. Les spécialistes modernes pensent qu’il souffrait de « porphyrie ». Spencer Perceval, le Premier ministre d’alors, n’était pas enthousiaste à la perspective d’une régence car le prince de Galles était favorable aux whigs et ne l’aimait guère. Pourtant la régence fut votée en 1811, d’abord pour une période limitée d’un an puis confirmée, un an plus tard, début 1812. La reine était chargée de veiller sur le roi ; les biens personnels du roi étaient confiés à des administrateurs. Tout le monde s’attendait à ce que le nouveau régent changeât de ministres mais, à la surprise générale, ce dernier choisit de confirmer Perceval dans ses fonctions. La raison officielle donnée par le régent était qu’il ne voulait pas aggraver la maladie de son père. Mais, involontairement, le régent condamnait à mort son Premier ministre, comme on va le voir !
Spencer Perceval conduisait le gouvernement conservateur depuis 1809, pendant une phase critique des guerres napoléoniennes. Sa détermination à poursuivre la guerre en utilisant des mesures fortes et coûteuses avait causé une pauvreté généralisée dans le pays. Le 11 mai 1812, en pleine chambre des Communes, il est poignardé par John Bellingham, un marchand de Liverpool. Bellingham avait agi seul, pour protester contre l’inaction du gouvernement, quelques années auparavant, quand il avait été emprisonné en Russie pour une dette commerciale. L’absence de remords de l’assassin et sa conviction apparente du bien-fondé de son action ont amené certains à s’interroger sur sa santé mentale. Mais, lors de son procès, il a été jugé légalement responsable de ses actes. Condamné à mort, il est pendu une semaine après son crime, le 18 mai 1812. La nouvelle de la mort du Premier ministre fut une cause de réjouissance dans les parties du pays les plus touchées par la misère. Malgré les craintes initiales que l’assassinat pourrait être lié à un soulèvement général, il n’en fut rien. Après la mort de Perceval, son ministère a été vite oublié, sa politique intérieure inversée. Il est généralement plus connu aujourd’hui pour sa mort que ses accomplissements ! Il est, à ce jour, le seul Premier ministre du Royaume-Uni à avoir été assassiné. En 2014, plus de deux siècles après sa disparition, une plaque commémorative sur le site du crime dans le palais de Westminster était enfin dévoilée.
Cet événement unique dans les annalesbritanniques avait lui-même coïncidé avec une affaire exceptionnelle et prémonitoire des agitations sociales violentes que connaîtra le XIXe siècle en Europe. L’année 1812 en Grande-Bretagne fut en effet marquée par la répression de la révolte ouvrière des « luddistes ». Inconnu de ce côté-ci de la Manche, le terme trouve son origine dans le nom d’un ouvrier anglais, John Ludd (parfois appelé « Captain Ludd »), qui aurait détruit deux métiers à tisser en 1780, sans qu’on sache s’il a véritablement existé. La révolution industrielle bouleverse l’Angleterre du début du XIXe siècle. Elle affecte particulièrement le milieu du textile. En 1811, à Nottingham, une manifestation de tondeurs de draps est sévèrement réprimée par les militaires. Dans la nuit, 60 métiers à tisser sont détruits par un groupe de manifestants. Durant l’été 1812, les actions armées se poursuivent, des collectes d’argent et d’armes s’organisent dans le Yorkshire. Une vraie conspiration prend naissance, avec pour objectif de renverser le gouvernement. Les luddites obtiennent une satisfaction partielle : les salaires sont augmentés, la pression économique s’est un peu relâchée. Mais, dans le même temps, des arrestations affaiblissent le mouvement, la répression se fait de plus en plus dure. Courant 1812, une loi instaurant la peine capitale pour le bris de machine est entérinée, malgré les protestations et les pamphlets de Lord Byron, entre autres. Treize luddites sont pendus. Le mouvement se diffuse rapidement dans les Midlands et une véritable guerre s’engage entre les luddites et le gouvernement britannique. On estime qu’à cette période l’Angleterre mobilise plus d’hommes pour combattre les luddites que pour lutter contre les troupes de Napoléon au Portugal ! Ce mouvement ouvrier, le premier de ce type au XIXe siècle, sera suivi de beaucoup d’autres dans tous les pays européens qui connaissent la révolution industrielle avec l’arrivée des machines évinçant le travail artisanal. La « révolte des canuts » à Lyon en 1831 puis en 1848 s’inscrit directement dans cette filiation économique et sociale.
Ainsi, pendant que Napoléon perdait sa Grande Armée dans l’hiver russe, nos voisins d’outre-Manche se débattaient avec des sujets politiques internes redoutables. Les petits écoliers anglais apprennent toujours qui sont les « luddistes », certains savent même qui était Spencer Perceval et d’autres que le futur George IV fut régent en 1812 jusqu’au décès de son père George III en 1820. Est-ce essentiel ? Non, à coup sûr, mais lorsque l’on ne partage pas les mêmes souvenirs comment forger un avenir commun ? Je ne dis pas que c’est la cause du Brexit, quoique …
Billet d’humeur de Dominique Maillard, Président d’honneur de la FNEP