Le non-dit, l’allusion, l’écriture entre les lignes ou les sous-entendus ont toujours fait partie du langage. Cela constituait même l’un des enseignements essentiels de la rhétorique telle que les anciens la professaient. La langue de bois en est aujourd’hui une version abâtardie et sans grand intérêt. Je tenais à vous en présenter quelques illustrations de meilleur niveau chez de grands auteurs.
« Au Maréchal Juin, qui sut saisir la victoire quand elle se présentait[1]. » La dédicace du général de Gaulle à son condisciple de Saint-Cyr est un modèle du genre. Derrière l’éloge formel d’un général victorieux, on voit poindre deux piques. La première est dans le verbe « saisir » qui n’est pas synonyme de « remporter » mais traduit un opportunisme, qui peut être talentueux dans la chose militaire mais n’est pas, à proprement parler, une qualité morale. Ensuite l’incise « quand elle se présentait » est à la limite de l’offense. En l’occurrence, Juin n’aurait fait que saisir la victoire qui lui était offerte, son rôle aurait été purement passif. Il n’a fait – selon les termes gaulliens – que cueillir un succès dont il n’apparaît pas être l’instigateur. On comprend dans ces conditions que les orientations politiques de deux grands hommes aient fini par diverger et que leur appréciation réciproque ait eu ses limites.
Une perfidie comparable se trouve dans l’oraison funèbre de François Mitterrand prononcée par Jacques Chirac, en janvier 1996. La majorité des commentateurs n’y a vu qu’un éloge sincère et républicain d’un président à son prédécesseur et adversaire disparu. Toutefois le choix attentif des termes et leur emploi témoignent d’une lecture plus acerbe de leurs relations passablement tumultueuses. Chirac parle d’ailleurs d’une relation « contrastée » et de « complexité ». Mais le summum du non-dit est dans la phrase, d’apparence élogieuse et rituelle, par laquelle Chirac fait part de son « respect pour l’homme d’Etat et de son admiration pour l’homme privé ». Le choix de l’affectation des termes n’est pas anodin. Chirac n’a pas fait part de son admiration pour l’homme d’État ni du respect de sa vie privée mais il a strictement inversé les qualificatifs. Ne pas manifester d’admiration pour l’homme d’État mais un simple respect (de la fonction) traduit un désaveu de sa gestion politique. L’admiration, substituée au respect, de sa vie privée est un brin ironique à l’égard de celui qui a utilisé les ressources publiques de sa fonction pour dissimuler et entretenir une (au moins) double vie sentimentale et familiale. On peut difficilement être plus incisif sous couvert de compliment.
Autre procédé du sous-entendu, le silence ou l’omission. C’est la prouesse que réalisa Paul Valéry dans son discours d’accueil à l’Académie française où il devait faire l’éloge de son prédécesseur, Anatole France. Les deux hommes avaient de profondes divergences littéraires (sur Mallarmé notamment) et politiques. Au détour de phrases d’apparence louangeuses et ponctuées de critiques parfois violentes, Paul Valéry réussit l’exploit de ne jamais cité le nom d’Anatole France[2]. Il s’agissait tantôt de « mon illustre prédécesseur », de « votre confrère » ou de « celui dont héritons du fauteuil ».
Pour ceux qui préfèreraient la rudesse du franc-parler, je citerai cette pensée d’Emil Cioran, empreinte d’une grande connaissance de l’âme humaine : « La douceur de vivre en commun réside dans l’impossibilité de donner libre cours à l’infini de nos arrière-pensées[3]. »
[1] Cité sur le site : <https://www.academie-francaise.fr/les-immortels/alphonse-juin>
[2] Cité par Laurent Pernot, dans L’Art du sous-entendu, Fayard, 2018.
[3] Emil Cioran, Précis de décomposition, 1949
Billet d’humeur de Dominique Maillard, Président d’honneur de la FNEP