Les scientifiques ont souvent entretenu des relations délicates et complexes avec la religion et les croyances métaphysiques. Escamotant l’Antiquité, je n’évoquerai pas le Moyen Âge, où la pression de l’Eglise en Occident était telle qu’on ne pouvait que se référer à la doctrine théologique dominante sous peine du bûcher. Je passe donc directement aux Temps modernes, où les sciences ont entamé un essor considérable. Voyons comment se sont comportés les grands défricheurs de la physique et des mathématiques.
Commençons par Pascal, le philosophe mais surtout le mathématicien, inventeur des probabilités et auteur du célèbre « pari » sur l’existence de Dieu. Écoutons-le : « il faut parier ; (…), puisqu’il faut nécessairement choisir. Voilà un point vidé. Mais votre béatitude ? Pesons le gain et la perte, en prenant croix que Dieu est. Estimons ces deux cas : si vous gagnez, vous gagnez tout ; si vous perdez, vous ne perdez rien. Gagez donc qu’il est, sans hésiter[1]. » Pascal nous prend par les sentiments et utilise sa capacité de raisonnement mathématique pour nous convaincre de l’intérêt de croire. Dans la même veine, Malebranche, prêtre oratorien, opéra des avancées scientifiques importantes en mathématiques et en physique. Il développa des conceptions originales dans des questions discutées de son temps, comme la théorie de la lumière, les lois du mouvement et il contribua à la diffusion du calcul infinitésimal. En métaphysique, il prétend nous apporter la démonstration de l’existence de Dieu. Voilà son raisonnement : « L’existence de Dieu est dès lors aussi immédiatement évidente que l’existence de soi ; il est donc aussi évident qu’il y a un Dieu, qu’il l’est à moi que je suis. Je conclus que je suis, parce que je me sens, et que le néant ne peut être senti. Je conclus de même que Dieu est, que l’être infiniment parfait existe, parce que je l’aperçois, et que le néant ne peut être aperçu, ni par conséquent l’infini dans le fini. » Pas totalement convaincant pour un lecteur de nos jours même bien intentionné ! Passons donc au siècle des Lumières.
Pour le grand Isaac Newton, une intervention divine était nécessaire « pour raccommoder de temps en temps la machine du monde ». Il s’attira la remarque cinglante de Leibniz : « C’est avoir des idées bien étroites de la sagesse et de la puissance de Dieu. » Pourtant Voltaire, certes plus philosophe que physicien et encore plus incroyant, rejoint Newton en déclarant (en alexandrin) : « L’univers m’embarrasse et je ne puis songer / Que cette horloge existe, et n’ait point d’horloger. » Quelques années plus tard, Simon Laplace présentait au Premier consul, Bonaparte, la première édition de son Exposition du Système du monde, le général lui dit : « Newton a parlé de Dieu dans son livre. J’ai déjà parcouru le vôtre et je n’y ai pas trouvé ce nom une seule fois ». À quoi Laplace aurait répondu : « Citoyen Premier consul, je n’ai pas eu besoin de cette hypothèse ». Plutôt qu’une déclaration d’athéisme, d’aucuns veulent y voir simplement une réfutation de la théorie de Newton qui avait le tort, aux yeux de Laplace, d’avoir invoqué l’intervention de Dieu, plutôt que de trouver une explication physique et déterministe. Le chimiste Dumas, l’ami intime du grand savant, écrivit de lui : « Il a fourni aux matérialistes leurs plus spécieux arguments sans partager leurs convictions ». Il reste difficile de savoir si Laplace, l’homme, resta croyant tandis que le savant en lui demeura sceptique jusqu’à la fin.
Au XXe siècle, la même référence à Dieu se trouve dans les propos des grands scientifiques. Einstein, adepte du déterminisme et admettant difficilement l’incertitude probabiliste de la physique quantique, recourrait à la boutade : « Dieu ne joue pas aux dés[2] ». Certains de ses contemporains eurent le même réflexe en invoquant Dieu pour réfuter ou valider certaines propriétés surprenantes de la matière. Wolfgang Pauli raillait gentiment l’obstination de son maître à vouloir trouver une théorie unificatrice de la physique, de la gravitation à la mécanique quantique : « l’homme ne rassemblera jamais ce que la main de Dieu a dispersé, c’est mathématique. » Le même Pauli déclara : « Je ne crois pas que Dieu soit faiblement gaucher » à propos de certaines réactions de la physique des particules ne respectant pas un principe de symétrie. Il fut contredit par Richard Feynman, de manière humoristique, quelques temps plus tard : « Dieu a rendu les lois physiques seulement presque symétriques pour que nous ne soyons pas jaloux de sa perfection ». L’un et l’autre étaient assez autoritaires. Pauli devint un personnage majeur dans la validation ou non de nouvelles théories physiques. Critiquant et méprisant tout ce qui ne lui semble pas rigoureux, Pauli reçut[3] d’un de ses proches le surnom « le fouet de Dieu ».
La croyance en Dieu et la science ne sont nullement incompatibles : Georges Lemaître, astrophysicien, inventeur de la théorie du « big bang » et du rayonnement cosmique primordial, était chanoine en Belgique. Pierre Teilhard de Chardin, l’éminent paléontologue, était jésuite.
Comme le Dieu de Spinoza[4], le Dieu de certains savants est une notion plutôt abstraite et générale. Kurt Gödel en donne une définition quasi axiomatique : « Si l’on admet que l’intersection de toutes les propriétés positives est appelée Dieu, elle existe, c’est-à-dire elle est non vide ; alors l’être qui fait qu’elle est non vide existe ». D’autres grands savants ajoutent leur propre profession de foi, chacun à sa manière. Charles Darwin énonce : « Je crois la théorie de l’évolution parfaitement conciliable avec la foi en Dieu. » Thomas Edison déclare : « J’admire tous les ingénieurs, mais surtout le plus grand d’entre eux : Dieu. » Louis Pasteur précise : « Un peu de science éloigne de Dieu, beaucoup de science y ramène. » Albert Einstein, à nouveau, révèle : « Sentir que derrière tout ce que peut appréhender l’expérience, se trouve un quelque chose que notre esprit ne peut saisir et dont la beauté et le sublime ne nous touchent qu’indirectement sous la forme d’un faible reflet, c’est le religieux. » Georg Cantor, le grand spécialiste des nombres et de l’infini, sans grande modestie, déclare : « Pour la première fois, grâce à moi, la philosophie chrétienne disposera de la vraie théorie de l’infini. La plus haute perfection de Dieu est la possibilité de créer un ensemble infini et son immense bonté conduit à le créer. » Il écrira qu’il ne se considère que comme un « secrétaire de Dieu », responsable de la présentation et de l’organisation du travail, mais pas du contenu même de la théorie. Alain Connes, brillant mathématicien contemporain, médaille Fields et professeur au Collège de France, s’intéresse aussi à la mécanique quantique[5]. A propos du temps, qu’il suppose engendré par « l’effervescence quantique », il affirme que « l’aléa quantique est le tic-tac de l’horloge divine ». Ce n’est pas d’une évidence limpide mais c’est sans doute pour cela que le recours au divin est nécessaire.
On trouve aussi des scientifiques affichant clairement leur athéisme ou, a minima, leur agnosticisme. Je ne vais pas en dresser la liste. Je ne citerai que trois d’entre eux, grands scientifiques reconnus comme tels et britanniques tous trois : Stephen Hawking (1942 – 2018), Bertrand Russell (1872 – 1970) et Paul Dirac (1902 – 1983). Le mieux est de leur laisser la parole. Pour Hawking, l’athéiste, « Quand les gens me demandent si Dieu a créé l’univers, je leur dis que la question même n’a pas de sens. Le temps n’existait pas avant le Big Bang. Donc Dieu n’aurait pas eu le temps de créer l’univers.[6] » Quant à Russell, voici comment il justifie son agnosticisme : « Je ne suis pas à même de démontrer que Dieu n’existe pas, mais je ne puis démontrer non plus que Satan soit une fiction. Il se peut que le Dieu des Chrétiens existe ; il se peut qu’il en soit de même des dieux de l’Olympe, ou de ceux de l’ancienne Égypte, ou de Babylone. Mais aucune de ces hypothèses n’a un caractère de probabilité plus grand que l’autre : elles se situent hors de la région d’une connaissance probable et à égalité, et donc il n’y a pas de raison d’en examiner aucune[7]. » Enfin l’agnosticisme de Dirac, décrit par son ami fidèle Wolfgang Pauli : « En réalité notre ami Dirac a lui aussi sa religion et son credo est : Dieu n’existe pas, et Dirac est son prophète[8] ! »
La bonne solution – mais y en a-t-il une ? – serait d’admettre que les deux registres, celui de la métaphysique et celui de la science, sont disjoints. La science ne peut apporter de réponse à certaines questions qui ne la concernent pas comme la religion ne saurait traiter des sujets qui échappent à sa sphère. C’est sans doute comme cela qu’à titre personnel les plus grands scientifiques ont concilié, chacun à leur manière, ces deux domaines. Mais vous êtes libres d’adopter votre propre démarche et d’en décider autrement, bien sûr. Pour ma part, je me rallierai volontiers à la position, un brin humoristique, de Gérard de Rohan-Chabot : « J’en arrive à me définir Dieu simplement : ce qui me manque pour comprendre ce que je ne comprends pas. »
[1] Blaise Pascal, Pensées, fragment 397.
[2] L’expression en allemand est beaucoup plus ramassée en trois mots : « Gott wurfelt nicht ! »
[3] Paul Ehrenfest (1880 – 1933), grand physicien théorique, né en Autriche et mort à Amsterdam où, dépressif, il se suicide après avoir assassiné son fils trisomique.
[4] Deus, sive Natura (Dieu, c’est-à-dire la nature).
[5] Le théâtre quantique : l’horloge des anges ici-bas, Alain Connes et Michel Dixmier, O. Jacob, 2013.
[6] Enoncé dans de la série documentaire américaine Curiosity en 2011,
[7] Bertrand Russell, Ce que je crois (1925).
[8] Cité par Graham Farmelo, The strangest man : the hidden life of Paul Dirac, mystic of the atom, Basic Books, 2009.
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Billet d’humeur de Dominique Maillard, Président d’honneur de la FNEP