Sans être naturalistes, les physiciens semblent avoir un penchant pour les animaux, soit pour leur compagnie, soit pour les soumettre à des expériences diverses, le cas échéant par la pensée.
On connaît Nikola Tesla (1856 – 1943) pour ses découvertes sur l’électricité et le nom de baptême de l’unité de mesure du champ magnétique. C’était aussi un colombophile acharné qui adorait la compagnie des pigeons qu’il nourrissait et soignait. Un soir de 1922, un pigeon femelle changea sa vie. L’oiseau vola jusque dans sa chambre d’Hôtel à New-York. Nikola Tesla se persuada que l’animal essayait de lui communiquer qu’il était en train de mourir. Il vit dans les yeux de l’oiseau « une lumière plus intense et plus grande que toute lampe dans son laboratoire ». A la mort du pigeon, Tesla déclara que quelque chose était sorti de sa vie et fit une dépression sévère. Il reprit tout de même ses recherches ensuite. Son amour colombin n’était malheureusement que l’une des manifestations du trouble compulsif de Tesla. Il était notamment obsédé par le chiffre 3 et se lavait généralement les mains trois fois de suite et se promenait trois fois autour d’un bâtiment avant d’y entrer.
Le chat de Shrödinger (1887 – 1961) n’est pas un animal de compagnie mais le héros principal d’une expérience de pensée. Pour le savant, il s’agissait d’illustrer l’une des caractéristiques déconcertantes de la physique quantique à l’échelle des particules élémentaires. Une particule, à un moment donné, peut être à la fois là et ne pas y être et, plus surprenant, elle peut être en même temps[1] présente et absente (c’est la « superposition » de deux états quantiques). Pour visualiser la chose, Erwin Shrödinger suppose un chat enfermé dans une boîte. Le chat est soumis à un dispositif au fonctionnement probabiliste. En cas de désintégration d’un produit radioactif un détecteur déclenchera un mécanisme qui tuera le chat (par exemple marteau qui s’abat sur un flacon rempli de poison). Supposons qu’il y ait une chance sur deux d’observer une désintégration au bout d’un laps de temps donné. Qu’en est-il du chat ? Il y a une chance sur deux que l’atome se soit désintégré. Le chat est donc vivant ou mort avec 50% de probabilité pour chacune des hypothèses, c’est ce que nous dit le « bon sens ». Rien de déroutant jusqu’ici. Pour savoir laquelle des deux hypothèses est la bonne, il faudra ouvrir la boîte. Là où la mécanique quantique va nous surprendre, c’est qu’elle considère que, tant que l’on n’a pas ouvert la boîte, le chat est en fait dans un état « superposé » mort et vivant à la fois sans que l’on puisse en dire plus. Du moins c’est le cas à l’échelle quantique où il est strictement impossible de décrire l’état et les caractéristiques des particules autrement que par des probabilités. Lorsque l’on ouvre la boite, on rompt cette situation indéterminée et le chat sera bien soit mort soit vivant. A l’échelle des particules, on brise l’incertitude lorsque l’on cherche à mesurer un paramètre (vitesse, position, onde ou corpuscule, etc.), ce qui signifie que la mesure interagit avec l’objet. On voit qu’appliquer le formalisme quantique à l’échelle macroscopique n’entre pas dans nos schémas de pensée usuels, même si l’effort de vulgarisation reste louable. Rassurez-vous, les physiciens savent aussi démontrer que les schémas quantiques ne se transposent pas à l’échelle qui est la nôtre et vous ne risquez donc pas d’être là sans y être. Quoique, par la pensée vous pouvez être « quantiques » !
George Gamow (1904 – 1968) est un physicien hors norme né en Union Soviétique et devenu américain en 1940. Véritable touche-à-tout au caractère facétieux, il a eu des contributions considérables dans bon nombre de domaines de la physique. Il a expliqué la radioactivité alpha, travaillé sur la formation de l’univers et celle des étoiles. Il a contribué à l’élaboration de la bombe atomique. Il a même mené des recherches sur l’ADN et la génétique. Hormis tout cela, qui ne lui valut pas le prix Nobel au demeurant, Gamow était un aimable plaisantin qui raffolait de canulars. Il raconte que, quand il était au Danemark, il aimait se promener en campagne et regarder les vaches. Il avait remarqué, disait-il, que les vaches danoises mâchaient dans le sens des aiguilles d’une montre. Plus tard, lors d’un voyage au Brésil, il s’aperçut que les vaches locales mâchaient dans le sens opposé. Gamow rédige alors un article qu’il envoie à la fameuse revue Nature, dans lequel il étudiait la possibilité que la force de Coriolis soit responsable de ce mâchage « hémisphéro-dépendant ». Mais la revue rejeta l’article. C’était en fait une blague de Gamow ! La force de Coriolis peut en effet expliquer que le sens de rotation des vortex des ouragans diffère entre l’hémisphère Nord et l’hémisphère Sud. En revanche elle ne s’applique pas à des phénomènes de bien plus faible ampleur, comme l’écoulement des bondes de baignoire ou le sens de mastication des bovidés !
Si nous passons à l’ordre des batraciens, nous allons trouver la pauvre grenouille de Galvani (1737 – 1798). Ce savant italien, naturaliste de la fin du XVIIIe siècle, se livra à plusieurs expériences que les animalistes et autres antispécistes[2] récuseraient aujourd’hui avec véhémence pour leur cruauté animale. Galvani s’aperçoit que lorsqu’on branche une électrode à l’extrémité d’un nerf de la grenouille, il y a contraction du muscle de la cuisse, même si aucun matériau métallique n’est relié au nerf. Il fait l’hypothèse d’une « électricité animale » qui sera objet de débat jusqu’après sa mort. Cette histoire a amené le physicien Volta à faire des recherches sur le sujet… qui iront jusqu’à l’invention de la batterie électrique ! Pour ce dernier, l’origine de l’électricité n’est pas organique, comme le pensait Galvani, mais bien métallique. En empilant différents matériaux (argent, eau salée et zinc), il parvient à créer une pile. Une petite grenouille a donc contribué, à ses dépens et à son insu, au développement de l’électricité !
Si nous passons aux ovidés, nous allons trouver les moutons de Paul Dirac (1902 – 1984). Ce grand physicien anglais était réputé pour son mutisme et son laconisme. Il tenait ses caractéristiques d’une éducation draconienne. Son père, pourtant anglophone, ne lui parlait qu’en français qui devint sa langue maternelle. Par réaction Dirac devint très économe de ses paroles. Mais cela ne l’empêcha pas de concourir brillamment aux avancées de la pensée physique et mathématique du début du XXe siècle. Il reçut le prix Nobel en 1933. Le physicien Rudolf Peierls[3] raconte l’anecdote suivante, souvent reprise. Wolfgang Pauli et Paul Dirac voyagent ensemble dans un train. Le silence règne, car le second, fidèle à sa réputation de taiseux, reste mutique. Alors que le train traverse la campagne, Pauli cherche à engager la conversation : « Regardez, Dirac, on dirait que ces moutons ont été fraîchement tondus. » Son voisin regarde par la fenêtre, réfléchit et répond : « Oui, au moins de ce côté-ci !» L’observation est rigoureusement exacte et respecte scrupuleusement les seules informations objectivement vérifiables même si elle ne traduit pas une grande audace d’imagination. Au demeurant, l’histoire ne dit pas si les moutons en question étaient semi-tondus (peu probable malgré tout) mais elle reste une belle leçon pour les « extrapoleurs précoces ».
Je terminerai par deux êtres fantastiques du monde de la physique : les démons de Maxwell et de Laplace.
Le démon de James Maxwell (1831 – 1879) est un personnage microscopique imaginé par le savant éponyme pour mettre en défaut la seconde loi de la thermodynamique. Maxwell imagine une boîte contenant un gaz, avec deux compartiments séparés par une porte à l’échelle moléculaire. Un petit démon commande l’ouverture ou la fermeture de la porte en triant les molécules qui, par leur agitation, déterminent la température du milieu. Au prix d’un effort minime, le démon laisse passer dans un compartiment les molécules plus lentes et dans l’autre les plus rapides. Résultat : il peut refroidir une source froide à partir d’une source chaude, ce qui est contraire à la seconde loi de la thermodynamique. Ce paradoxe a été levé par le physicien franco-américain Léon Brillouin[4]. Le démon, pour prendre les décisions de laisser passer ou de renvoyer une particule, est obligé de l’observer, donc d’utiliser l’information dont il dispose. La quantité d’information que cela représente est minime, mais si on passe au niveau macroscopique (avec au moins 1023 fois plus de molécules) l’information ainsi utilisée par le démon de Maxwell est considérable. L’entropie[5] du système au complet (incluant le démon lui-même) augmente bien, ce qui est conforme à la théorie thermodynamique. Le démon trichait. Il est exorcisé !
En 1814, Pierre-Simon Laplace (1749-1827) décrit une « intelligence » ou un « génie » et qui sera plus tard appelée « démon de Laplace ». Cette entité serait capable de calculer et de déterminer tous les événements futurs, pourvu que lui fussent communiquées les positions, masses et vitesses de chaque atome de l’univers et les différentes formules de mouvement connues. Laplace lui-même écrit : « Nous devons […] envisager l’état présent de l’univers comme l’effet de son état antérieur et comme la cause de celui qui va suivre […] rien ne serait incertain pour elle [cette intelligence], et l’avenir, comme le passé, serait présent à ses yeux. » Cette thèse est la profession de foi du « déterminisme absolu », qui postule que tout peut se calculer si l’on connaît les lois d’évolution et les conditions initiales. Malheureusement pour le petit démon, il lui faudrait connaître la position et le mouvement de chaque particule avec une précision extrême, ce qui le rendrait plus complexe que l’univers lui-même. Plus tard, en 1908, Henri Poincaré démontrera que l’hypothèse de Laplace ne résiste pas à l’épreuve des « petites causes qui produisent de grands effets ». C’est l’ébauche de la théorie du chaos. Le démon de Laplace se trouvait lui aussi mis en défaut.
Gageons que, de nos jours, un scientifique qui s’aventurerait, ne serait-ce que par la pensée, à mal traiter (en deux mots et même en parole) un animal devrait en rendre compte au tribunal de l’inquisition médiatique. Il ferait mieux d’en rester à ses équations, quitte à ne pas se faire comprendre du vulgum pecus. Quant au lecteur qui me ferait remarquer que je suis moi-même en dehors des clous car vulgum pecus signifie « vulgaire bétail » … je l’envoie paître !
[1] Ce qui fait d’Emmanuel Macron un grand disciple méconnu de la mécanique quantique…
[2]L’antispécisme est un courant de pensée philosophique et moral d’origine anglo-saxonne (années 1970) qui considère que l’espèce à laquelle appartient un animal n’est pas un critère pertinent pour décider de la manière dont on doit le traiter. Les philosophes antispécistes (Richard D. Ryder et Peter Singer) contestent que l’espèce humaine soit placée au-dessus de toutes les autres et qu’on lui accorde une considération morale plus grande qu’aux autres espèces animales.
[3]Rudolf Peierls (1907 – 1995) est né à Berlin en 1907 dans une famille juive. Il émigra en Grande-Bretagne en 1933. En août 1943, il fut recruté pour participer au Projet Manhattan aux États-Unis. Ce fut lui qui assembla manuellement les éléments de la future Little Boy, la bombe larguée sur Hiroshima.
[4] Léon Brillouin (1889 – 1969) est né à Sèvres et mort à New York, C’est un physicien, assez méconnu en France, qui a mené d’amples travaux en mécanique quantique et en physique du solide.
[5] Le terme entropie, dû à Rudolf Clausius en 1865, caractérise le degré de désorganisation du contenu en information d’un système. Le deuxième principe de la thermodynamique peut s’exprimer en disant que l’entropie d’un système ne peut aller qu’en augmentant. La nature préfère le désordre à l’ordre !
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Billet d’humeur de Dominique Maillard, Président d’honneur de la FNEP