Les savants sont des êtres de chair comme nous tous. La forte mobilisation de leur intellect ne les exonère pas des passions du cœur dans lesquels ils font preuve, comme le commun des mortels, d’inconstance, de jalousies ou d’engouements incontrôlés, éloignés de la raison, de la morale ou de l’air de leur temps. Au gré de mes lectures récentes, j’ai pioché quelques épisodes biographiques plus ou moins connus de la vie sentimentale de célébrités scientifiques.
Emilie du Chatelet (1706 – 1749), physicienne et mathématicienne, a été une scientifique hors pair. Elle est notamment renommée pour sa traduction en français des Principia Mathematica de Newton, qui fait encore autorité aujourd’hui. Elle a contribué à diffuser en France l’œuvre physique de Leibniz. Mariée et mère de trois enfants, elle a eu une vie amoureuse animée, au vu de son mari qui en faisait de même. Émilie du Châtelet a été, entre autres, la maîtresse du marquis de Guébriant, du maréchal de Richelieu et d’Alexis Clairaut, également mathématicien et physicien[1] Elle a surtout eu une longue liaison avec Voltaire, de 1733 à 1748, Celui-ci l’a encouragée à poursuivre ses recherches scientifiques et s’y essaya lui-même au château de la marquise à Cirey-sur-Blaise[2] où il avait fait construire à ses frais une aile spéciale. En 1747, Voltaire et Emilie sont attirés à Lunéville par le confesseur du duc de Lorraine Stanislas, désireux de contrebalancer l’influence de la favorite en titre, la marquise de Boufflers. En février 1748, Émilie s’éprend avec réciprocité du poète et militaire Jean-François de Saint-Lambert, en poste à Nancy, jusque-là amant de ladite marquise de Boufflers. Madame du Chatelet reste toutefois proche de Voltaire, avec qui elle voyage entre Lunéville, Paris et Cirey. Dans les premiers mois de 1749, elle découvre qu’elle est enceinte des œuvres de Saint-Lambert. Elle donne naissance le 4 septembre 1749 à une fille, Stanislas-Adélaïde. Mais elle meurt six jours plus tard, d’une fièvre puerpérale. Son mari, Saint-Lambert et Voltaire sont présents jusqu’au bout. Sa fille ne lui survit que de vingt mois. La mort d’Émilie du Chatelet sera un grand et sincère chagrin pour Voltaire qui en témoigna avec pudeur et tristesse. Une grande perte aussi pour les sciences !
Marie Curie (1867 – 1934), deux siècles plus tard, brilla au firmament des sciences physiques et de la chimie, ses deux prix Nobel successifs en attestent. En 1910, elle n’a que 43 ans, elle est au sommet de sa gloire et veuve depuis quatre ans. C’est alors qu’elle entame une liaison passionnée avec son ami et collègue, le physicien Paul Langevin. Professeur au Collège de France, immense scientifique, ami et concurrent d’Einstein dans la recherche sur la relativité, il a cinq ans de moins qu’elle. Ils se connaissent depuis fort longtemps puisque Paul a été l’élève de Pierre Curie. Problème : Langevin est marié, père de quatre enfants et, vraisemblablement, malheureux en ménage. En novembre 1911, la presse dévoile cette liaison et le scandale est énorme dans la société de l’époque. Il donne lieu à plusieurs duels à l’épée au vélodrome du Parc des Princes, opposant les partisans et détracteurs de la liaison entre Paul Langevin et Marie Curie. Cet éclat médiatique conduira d’ailleurs à la fin de leur relation.
Erwin Shrödinger (1887 – 1961) est un immense savant autrichien, défricheur de la physique quantique en gestation dans la première moitié du XXe siècle. Il a un cerveau d’airain mais un cœur d’artichaut. Bien que ses relations avec son épouse Anny fussent bonnes, il avait de nombreuses maîtresses (Anny elle-même avait un amant, Hermann Weyl, cf. infra). Les frasques sentimentales de Shrödinger attinrent les sommets du genre. Ainsi, en 1933, Schrödinger demande à un collègue, Arthur March[3], de devenir son assistant, alors qu’il entretient une liaison avec Hilde, la femme de ce dernier. Beaucoup de scientifiques qui quittaient l’Allemagne ou l’Autriche séjournaient à cette époque dans la province italienne germanophone du Haut-Adige. C’est là que Hilde March tomba enceinte des œuvres de Schrödinger. Sa fille fut élevée par le ménage à trois qu’ils constituèrent, Erwin, Anny et Hilde.
Hermann Weyl (1885 – 1955) fut un mathématicien et théoricien scientifique renommé. Il fut, comme Albert Einstein, élève de l’école polytechnique de Zurich. En 1921, il rencontre le physicien Erwin Schrödinger, avec lequel il noue immédiatement et jusqu’à sa mort des liens d’amitié, que ne parviennent pas à entamer sa liaison avec Anny, l’épouse de Schrödinger. De son côté, Helena, l’épouse de Weyl, s’attache à d’autres académiciens et artistes de Zurich.
Bertrand Russell (1872 – 1970) est l’un des pionniers de la logique mathématique, ce fut aussi un grand physicien et un parlementaire. Très éclectique, il reçut le prix Nobel… de littérature… en 1950. Sur le plan moral, ce fut le chantre de l’adultère. Publié en 1929, son essai Le Mariage et la Morale lui valut d’être traîné devant les tribunaux. On l’accusa d’être « lubrique, grivois, libidineux, lascif, vénéneux, érotomane, aphrodisiaque » et il fut exclu du City College de New York. Il illustra concrètement ses théories en se mariant quatre fois, chacune de ses femmes successives ayant été sa maitresse pendant son mariage précédent. Certaines de ses épouses le lui rendirent bien en ayant de leur côté un ou plusieurs amants et l’une d’entre elles eut même deux enfants adultérins au cours de son mariage avec Russell. Au moins ne pourra-t-on pas reprocher à ce lord de ne pas avoir mis en pratique ces préceptes moraux !
On pourrait sûrement poursuivre cette énumération. Rassurez-vous, il y eut des scientifiques fidèles et « sans histoires sentimentales ». D’autres furent connus pour leur célibat affirmé, leur misogynie accentuée ou leur homosexualité. De même, quelques-uns finirent mal leurs jours, aliénés ou obsédés par quelques idées fixes. Mais ceci est une autre histoire (ou un autre sujet de billet). Il n’y rien de très surprenant dans tout cela, sinon pour nous rassurer sur le fait que le Q.I. ne préjuge en rien du comportement moral, sexuel ou psychique des intéressés.
[1] Alexis Clairaut (1713 – 1765) a participé en 1736 l’expédition en Laponie destinée à mesurer la longueur du méridien terrestre ; il accompagnait Maupertuis.
[2] Cirey-sur-Blaise est en Haute-Marne et se trouvait, à l’époque de Voltaire, à quelques lieues de la Lorraine autonome où le philosophe pensait se réfugier en cas de délicatesse avec le roi de France.
[3] Arthur March (1891 – 1957) était un physicien autrichien. Il a notamment été professeur invité à l’université d’Oxford. Il est connu dans le domaine de la mécanique quantique pour ses recherches sur la plus petite distance spatio-temporelle.
Billet d’humeur de Dominique Maillard, Président d’honneur de la FNEP