La France semble avoir une incapacité congénitale à reconnaître le talent inventif de ses ressortissants, à le protéger et à l’entretenir. Ce mal, avéré de nos jours, ne date pas d’hier. La phrase qui suit, toujours d’actualité, a été écrite[1] il y a cent cinquante ans : « Il n’est peut-être aucun pays au monde où l’on ait commencé plus de découvertes et d’inventions ; presque toutes ont été étouffées par l’indifférence, ou assommées par le ridicule, et elles sont allés renaître et grandir, soit en Angleterre, soit en Amérique, pour nous revenir ensuite transformées et méconnaissable ». Artur Mangin, l’auteur de cette réflexion très pertinente, illustre son propos par l’exemple du développement de la machine à vapeur pour la navigation. Il nous narre les mésaventures du précurseur des bateaux à vapeur et à roues à aube, reconnu comme tel par l’inventeur « officiel » : l’Américain Robert Fulton. Il s’agit du Français Claude François Dorothée de Jouffroy d’Abbans (1751 – 1832), qui illustre bien l’accumulation des obstacles qu’un inventeur de génie peut rencontrer sur sa route (ou plutôt, sur sa rivière) : la bureaucratie étouffante, la timidité des financeurs peu enclins à la prise de risque, la rivalité des « pairs » prêts à tous les crocs-en-jambe, le contexte politique fluctuant et ignorant du monde de la technique, l’entêtement parfois excessif de l’inventeur lui-même, ses opinions politiques patriotiques mais partisanes, les rendez-vous manqués, etc. Cela fait beaucoup pour un seul projet, c’eût été un miracle qu’il réussît.
J’ai un attachement personnel pour le personnage : un compatriote comtois ! Notre inventeur, marquis de son état, est issu d’une vieille famille locale, attestée aux archives de Besançon depuis le milieu du XIVe siècle. Le jeune marquis d’Abbans, lieutenant au régiment de Bourbon-Infanterie, eut une altercation en 1772 avec son colonel, le comte d’Artois, pour les beaux yeux d’une jeune duchesse également convoitée par les deux jeunes hommes. Mais défier le frère du roi vaut à Claude François une lettre de cachet. Il est emprisonné pendant deux ans sur l’île Sainte-Marguerite[2] dans l’archipel de Lérins. De sa cellule, il observe le passage des galères, ce qui serait à l’origine de sa recherche pour l’application de la vapeur à la navigation.
De retour dans sa province, Claude François entreprit de réaliser ses projets. Il se mit à faire construire à Baume-les-Dames, aidé financièrement par sa sœur chanoinesse, un navire d’une douzaine de mètres de long équipé d’une machine de Watt à simple effet réalisée par un chaudronnier du cru. Le Palmypède était actionné par des sortes de palettes articulées (d’où son appellation). Il fut lancé en juin 1776 et navigua pendant deux mois avec assez d’aisance. Néanmoins le dispositif de propulsion laissait à désirer. Jouffroy se remit à la tâche et fit construire à Lyon un bateau, le Pyroscaphe de 42 mètres de long, équipé d’une machine à vapeur à deux cylindres actionnant deux roues à aube latérales. Une expérience solennelle eut lieu en juillet 1783 et le bateau navigua sur la Saône avec lenteur mais succès, pendant un quart d’heure. Désireux d’organiser un service régulier sur la Saône, Jouffroy écrivit au contrôleur général des finances et ministre d’État, Calonne, pour obtenir un privilège de trente années. Calonne, pourtant ouvert aux inventions, crut devoir consulter l’Académie des sciences où se trouvait le grand rival de Jouffroy, le banquier et ingénieur Constantin Périer. La commission émit un avis impossible. Refusant de se déplacer à Lyon, elle proposa d’agréer la demande de Jouffroy pour autant qu’un essai pût avoir lieu sur la Seine. Faire venir par mer ou par transport terrestre un bateau de 300 tonnes était au-delà des moyens techniques et financiers de Jouffroy qui, du coup, abandonna le projet. Il refusa, par patriotisme, d’aller proposer son invention aux Anglais comme l’y avait invité le duc d’Orléans.
Quelques années plus tard, la Révolution éclatait et le marquis de Jouffroy, fidèle royaliste, émigra. Il revint en France en 1795 mais, par loyalisme monarchique, il ne voulut pas coopérer avec Bonaparte. Pendant ce même temps, Robert Fulton, l’Américain, éconduit par les Européens (la France d’abord sous le Directoire et le Consulat puis l’Angleterre également sceptique), était reparti dans son pays d’origine. Il y trouva soutien et financement et lança en 1807 le premier service régulier de navigation à vapeur entre New York et Albany sur l’Hudson. Malheureusement pour lui et son activité, Fulton disparut prématurément en février 1815, après avoir voulu sauver un ami tombé dans l’eau glacée de la rivière.
À la Restauration, Jouffroy d’Abbans reprit ses travaux, soutenu par le futur Charles X (son ancien rival amoureux). En 1816, il put enfin faire construire sur la Seine un bateau dessiné selon ses plans, le Charles-Philippe. Malheureusement c’était trop tard, son invention n’était pas protégée par des brevets, Jouffroy dut soutenir devant les tribunaux un procès contre une compagnie rivale et il perdit. Ruiné, découragé, il renonça définitivement et, au décès de sa femme en 1829, il demanda asile à l’Hôtel des Invalides comme ancien officier.
En France, il fallut attendre 1825 pour commencer à voir les bateaux à vapeur naviguer sur nos fleuves et le long de nos côtes. La Seine et la Saône reçurent des Hirondelles et les Bateaux Parisiens, puis en 1830 la Loire et la Garonne. Le premier bateau à vapeur de la Marine française fut le Sphinx[3] lancé en 1829 sur les plans du polytechnicien Jean-Baptiste Hubert. S’il lisait les gazettes, Jouffroy en fut sans doute informé et cela lui dut lui apporter un peu de baume au cœur, lui qui y avait tellement cru. C’est aux Invalides qu’il mourut en 1832, à quatre-vingts ans, emporté par l’épidémie de choléra qui sévissait alors sur le pays. Il fut enterré dans une fosse commune, son corps recouvert de chaux, comme c’était l’usage alors pour lutter contre la propagation de l’épidémie. Besançon voulut se souvenir de lui et, en 1998, une statue en bronze de Pascal Coupot représentant Jouffroy d’Abbans en taille réelle fut scellée sur le trottoir, au début quai Veil-Picard puis sur le pont Battant depuis 2015. À Paris (17e) se trouve une rue Jouffroy-d’Abbans, ainsi que dans quelques autres villes françaises.
Les années récentes regorgent d’exemples analogues. Cela va des « jeunes-pousses » françaises de l’intelligence artificielle transplantées en Californie aux laboratoires inventeurs de vaccins contre la Covid dirigés – à l’étranger – par des chercheurs français y ayant trouvé les moyens, la reconnaissance et l’environnement refusés en France. Pourtant, dès 1993, une équipe française, Frédéric Martinon et Pierre Meulien[4], publie, dans une indifférence quasi générale, un article sur les réponses immunitaires induites par l’ARN messager pour protéger du virus de la grippe. Le procédé n’est pas breveté et la réflexion paraît sans suite. Pourtant plusieurs sociétés de biotechnologie entreprennent d’approfondir l’idée. Steve Pascolo, immunologiste français à l’Université de Zurich (après une thèse passée à l’Institut Pasteur) fonde en 2000 la société Curevac. Cette société, basée à Tubingen en Allemagne, sera la première à obtenir les autorisations pour produire de l’ARN messager à des fins pharmaceutiques. On connaît aujourd’hui la suite de l’histoire avec le succès des premiers vaccins par ARN messager contre la Covid. Une belle idée, où nos compatriotes ont joué un rôle précurseur. Le développement s’est fait à l’étranger, même si des Français sont souvent aux commandes. Quant au gouvernement français, il ne lui reste plus qu’à passer des « commandes » via l’Europe…
« Nul n’est prophète en son pays ». La France ne s’honore guère de nous fournir tant d’exemples pour illustrer la maxime ! Les génies frustrés pourront toutefois se consoler avec Jonathan Swift :« Quand un vrai génie apparaît en ce bas monde, on peut le reconnaître à ce signe que les imbéciles sont tous ligués contre lui » – les imbéciles, les rivaux, les gouvernements, les gratte-papier et autres engeances qui prospèrent dans la belle France.
[1] Arthur Mangin (1824 – 1887), auteur de nombreux ouvrages de vulgarisation scientifique au XIXe siècle et, dit-on, l’inspirateur principal de Jules Vernes pour sa documentation scientifique et technique. La phrase est extraite des Merveilles de l’industrie, 1869, Editions Alfred Mame.
[2] C’est dans cette même prison d’Etat que fut incarcéré, près d’un siècle plus tôt, le mystérieux « homme au masque de fer ».
[3] En 1830, le Sphinx assura un service de transport durant la conquête de l’Algérie par la France. En 1833, il remorqua d’Égypte le Louxor qui transportait l’obélisque installé depuis, place de la Concorde.
[4] En 2021 Frédéric Martinon est toujours chercheur à l’INSERM. Pierre Meulen, après avoir travaillé pour la société Trangene et Sanofi Pasteur, est aujourd’hui directeur exécutif de « Innovative Medicines Initiative (IMI) », un partenariat public-privé entre l’Union européenne et l’industrie pharmaceutique européenne pour financer la recherche et l’innovation en santé.
Billet d’humeur de Dominique Maillard, Président d’honneur de la FNEP