Grande famille de notables, commerçants, hommes politiques et banquiers strasbourgeois, les Dietrich incarnent la réussite d’une dynastie industrielle sur dix générations jusqu’à aujourd’hui. À ma connaissance, une telle continuité familiale dans le même domaine est exceptionnelle. Je n’en connais pas d’équivalente.
Originaire de Lorraine, à Saint-Nicolas-de-Port près de Nancy, la famille s’appelait « Didier ». C’étaient des commerçants, proches du pouvoir ducal. L’ancêtre connu, Dominique Didier, était conseiller d’Etat du duc mais il s’était converti au protestantisme. Or, le duc de Lorraine, Charles III[1], mena une politique de persécution à l’encontre des protestants. Pour y échapper, Dominique Didier envoya son fils, Demange[2], en Alsace dépendant du Saint-Empire romain germanique, d’abord à Sainte-Marie-aux-Mines (1559-1561). Demange Didier alla ensuite à Strasbourg, où il obtient le droit de bourgeoisie en 1578. Il travailla auprès de Nicolas de Turckheim, marchand de papier et commerçant. Pour favoriser son intégration locale, Demange Didier germanisa son nom en Sonntag Dietrich[3]. Il épousa en 1579 Anne Heller, une strasbourgeoise d’une famille patricienne. A sa mort en 1623, son patrimoine était estimé à plus de 50 000 florins, ce qui le plaçait parmi les bourgeois les plus fortunés de Strasbourg.
Ce fut le point de départ alsacien de cette influente dynastie. Le petit-fils de Demange, Domenicus Dietrich fut maire de la ville en 1684. C’est lui qui négocia en 1681 le rattachement de Strasbourg à la France. Farouchement attaché au protestantisme, il défendit le maintien de la liberté religieuse. Louvois, au nom de Louis XIV, tenta de le faire se convertir de force en l’assignant à résidence à Guéret ! Heureusement le fils de Domenicus, Johann Dietrich venait de racheter dans les Vosges du Nord une forge travaillant pour l’approvisionnement des armées du roi. La « Realpolitik » prévalut et Domenicus put quitter son exil et regagner Strasbourg en conservant sa religion, pour lui et ses descendants.
Sur dix générations à la suite, jusqu’à aujourd’hui, les descendants Dietrich furent essentiellement des industriels. Sous Louis XV, ils continuèrent à approvisionner l’armée française et à fournir d’importantes facilités de trésorerie au roi. Cela leur valut un anoblissement en 1761 dont bénéficia Jean de Dietrich (1719 – 1795), devenu comte du Ban de la Roche. Etonnant également, un an plus tard, l’empereur du Saint-Empire le faisait aussi baron. Il est vrai qu’alors, pour une fois, la France et l’Empire n’étaient pas en guerre ! Jean développe les forges de Jaegerthal, dont il est devenu l’unique propriétaire. Il agrandit largement ses domaines : Oberbronn, Niederbronn, Reichshoffen, Ban de la Roche, Rothau, etc. Il est « le particulier de la province le plus riche en terres ». Il emploie 1500 ouvriers, dont 300 mineurs, et produit 21 000 quintaux de fer en 1789. Sa compagnie prendra pour marque en 1778, par privilège du Roi, un cor de chasse (Jaegerhorn, en allemand, en rapport avec le site des forges, Jaegerthal). C’est le premier logo de l’histoire industrielle.
Fils du précédent, Frédéric de Dietrich (1748 – 1793) est une grande figure du Siècle des lumières. Très cultivé, parlant plusieurs langues, protestant libéral lié à la franc-maçonnerie, féru de sciences (minéralogie, chimie), il passe son temps entre Paris et l’Alsace. Il entretient des relations suivies et une abondante correspondance avec Lavoisier, Condorcet, Turgot, Malesherbes, La Fayette. Il entre à l’Académie des Sciences à Paris en 1786. Il publie des traductions en français d’ouvrages de savants allemands et suédois. Il fonde avec Lavoisier les Annales de chimie. Il est nommé en 1785 « commissaire du Roi pour les mines, les forêts et les bouches à feu », ce qui fait de lui une sorte de ministre de l’industrie avant l’heure. Sur le plan politique, il est favorable aux idées nouvelles et à une monarchie constitutionnelle. Il est élu Maire de Strasbourg en mars 1790. Le 26 avril 1792, il entonne à son domicile, place Broglie, le Chant de guerre pour l’Armée du Rhin[4] qu’un jeune officier, Rouget de Lisle, vient de composer à sa demande. Cependant, il se heurte aux Jacobins et, après la prise des Tuileries en août 1792 et les massacres de Septembre, il est cité à comparaître à Paris. Jugé une première fois à Besançon, il est acquitté le 7 mars 1793, mais, considéré comme émigré, il est transféré à Paris et emprisonné à la Conciergerie où séjourne en même temps la reine Marie-Antoinette d’août à octobre 1993. Condamné à mort pour complicité avec les ennemis de la République, il est guillotiné sur la place de la Révolution (la Concorde), le 29 décembre 1793.
Son fils Jean-Albert-Frédéric, dit Fritz, (1773 – 1806) est un brillant officier sous les ordres de Kellermann. Il démissionne de l’armée en août 1793, au moment de l’arrestation de son père. Fritz essaie alors de reprendre en main l’entreprise familiale qui va beaucoup souffrir de l’époque révolutionnaire (séquestre, ravages des occupations militaires, pénurie de main d’œuvre à cause de la levée en masse). Fritz met en vente une partie de ses biens, sa seule priorité étant de reconstituer l’outil industriel. Il doit s’endetter considérablement. Mais il réussit à redresser la barre. Il meurt à trente-trois ans, laissant une veuve de trente ans, quatre enfants en bas âge et une succession encore déficitaire. Sa veuve, Amélie de Berckheim (1776-1855) reprend les affaires, obtient l’aide des autorités françaises, impériales puis royales. Elle fondera, en 1827, avec ses jeunes fils et son gendre, Guillaume de Turckheim, la société « Veuve de Dietrich et Fils ». Elle peut être considérée comme une des premières grandes femmes d’affaires de l’histoire industrielle.
A la tête de l’entreprise reconstituée par sa mère, Albert de Dietrich (1802 – 1888) devient un des grands industriels de la France du Second Empire. Il a su tirer parti de l’extension du chemin de fer et, à la veille de la guerre de 1870, les trois-quarts de l’activité de la firme sont consacrés à la fabrication de matériel ferroviaire. Maire de Niederbronn, fidèle à la devise familiale : Non sibi sed aliis (« non pour soi mais pour les autres »), Albert de Dietrich pratique une politique sociale qu’on qualifierait aujourd’hui de paternaliste mais qui est appréciée de la population : construction de logements ouvriers, de temples et d’églises, distribution de bibles aux ouvriers… La défaite de 1870 fut une nouvelle épreuve pour la famille qui choisit de rester en Alsace, tout en fondant un établissement à Lunéville restée française. En même temps, le tableau généalogique montre que le réseau de la famille de Dietrich devient extrêmement complexe. Les parts de l’entreprise se répartissent entre différents héritiers aux attaches familiales parfois croisées. On y retrouve les grands noms de la bourgeoisie alsacienne et protestante : les Turckheim, Vaucher, Schlumberger, Schloesing, Mellon, Grunélius…
Alors que le frère du patriarche Albert de Dietrich avait été député de Wissembourg, son fils Eugène-Dominique (1844-1918) est député de l’Alsace au Reichstag, mais député « protestataire », de 1888 à 1893. C’est lui qui crée avec les Turckheim la société Lorraine-Dietrich de Lunéville. Le français reste la langue de l’entreprise et, le 14 juillet, les ouvriers alsaciens sont emmenés à Lunéville pour célébrer l’ancienne fête nationale. La filiale lunévilloise se spécialise dans la construction automobile et la fabrication de moteurs. C’est chez Dietrich qu’Ettore Bugatti et Émile Mathis firent leurs premières armes avant de créer leurs propres entreprises.
En 1914, le petit-fils aîné d’Albert, Frédéric, et ses trois beaux-frères combattent dans l’armée française, tandis que son deuxième petit-fils, Dominique, porte l’uniforme allemand. Après le retour de l’Alsace à la France, l’entreprise est gérée par cinq gérants : trois petits-fils d’Albert et les époux de deux petites-filles. L’entreprise développe en 1934 un nouveau produit, l’autorail. Elle se délocalise à Lyon, Vendôme et Bône en Algérie. Cela lui permit d’échapper à la disparition complète après la mise sous séquestre de ses établissements alsaciens lors de l’annexion allemande de 1940 à 1945.
Après la guerre, elle se transforme en société anonyme dont la famille détient encore près de la moitié des parts à la fin des années 1960. Gilbert de Dietrich (1928 – 2006), descendant direct à la 9e génération de Johann Dietrich, devient le PDG de la société, il le sera jusqu’en 1996. Il transmet le témoin à son fils Marc-Antoine (né en 1962) qui devient président du conseil de surveillance de la holding familiale. Le périmètre d’activités évolue. L’électro-ménager est cédé au groupe Thomson en 1992 qui le revend ensuite à Brandt-SA[5]. La marque De Dietrich est conservée jusqu’à nos jours pour le haut de gamme et certaines fabrications sont maintenues à Vendôme et à Lyon. En 2002 les activités ferroviaires sont cédées à Alstom et, en 2004, la construction de chaudières est également vendue au groupe hollandais Remeha. Marc-Antoine de Dietrich dirige directement plusieurs entreprises dans le secteur métallurgique, financier et chimique. L’une de ces sociétés[6], entièrement détenue par la famille de Dietrich, est aujourd’hui le leader de la fabrication de réacteurs chimiques. C’est désormais le plus beau fleuron de cette aventure industrielle commencée par la même famille il y a plus de trois siècles et demi. L’aventure se poursuit donc.
[1] Charles III (1543 – 1608), petit-neveu par sa mère de Charles-Quint, épousa Claude de France, la fille du roi Henri II. Il était également cousin du duc de Guise, chef de la Ligue catholique. Il mena en France et dans son duché une lutte armée et acharnée contre le protestantisme.
[2] Demange est le diminutif lorrain de Dominique ou Dimanche.
[3] Sonntag est la traduction allemande de Dimanche. Son patronyme Didier est traduit par Dietrich en allemand, bien que Dietrich soit plutôt la traduction de Thierry.
[4] Qui, apporté à Paris par les régiments venus du Midi, deviendra notre hymne national sous le nom de Marseillaise.
[5] Lui-même détenu depuis, 2014 par le conglomérat Cevital, le premier groupe privé algérien.
[6] Il s’agit de De Dietrich Process System.
Billet d’humeur de Dominique Maillard, Président d’honneur de la FNEP