Hervé Le Tellier, prix Goncourt[1] 2020, est aussi le président en exercice de « l’Oulipo » (Ouvroir de littérature potentielle). L’Oulipo est une association fondée en 1960 par le mathématicien François Le Lionnais et l’écrivain Raymond Queneau. Les membres de l’Oulipo se réunissent une fois par mois pour réfléchir autour des notions de « contrainte », de « littérature potentielle », et pour rechercher de nouvelles structures de création littéraire. L’Oulipo anime aussi des ateliers d’écriture. Le groupe comprend des écrivains, dont les plus célèbres sont, ou ont été, Raymond Queneau, Italo Calvino ou Georges Perec. Ces personnalités ont rassemblé des compétences multiples comme l’écriture, la poésie … et les mathématiques comme Claude Bergé (le développeur de la théorie des graphes). Le Tellier est lui-même mathématicien de formation, puis journaliste diplômé du Centre de formation des journalistes à Paris, il est enfin docteur en linguistique.
Parmi son œuvre déjà abondante figure Les amnésiques n’ont rien vécu d’inoubliable[2]. C’est un recueil de plus de mille pensées ou d’aphorismes. Chaque pensée commence par « À quoi tu penses ? Je pense que… ». Sur la forme, c’est un hommage à Georges Pérec et à son ouvrage Je me souviens. Les réflexions vont de la plus banale à la plus subtile ou à la plus cynique, en passant par des évidences, des considérations morales et des jeux de mots, où parfois le mauvais goût alterne avec la finesse. Le tout étant parfois à la limite (dépassée) de l’absurde mais baigné d’un sens de l’humour quasiment britannique. C’est une vraie délectation pour les amoureux de la langue française et je ne résiste pas à la tentation de vous en livrer une bonne trentaine choisie parmi mes préférées.
Je pense que tous les champignons sont comestibles, certains une fois seulement.
Je pense qu’il ne se passe sans doute rien dans la tête d’une poule qui trouve un couteau.
Je pense que je n’ai jamais essayé de dessiner une baleine grandeur nature.
Je pense que je ne suis pas superstitieux, mais sur ma carte bleue il y a écrit : Hervé Le Tellier, expire le 05/2020, et ça n’est pas très rassurant.
Je pense que pour certains écologistes, au fond, un monde parfait serait un monde sans hommes.
Je pense que sur mes gâteaux d’anniversaire, les bougies commencent à coûter plus cher que le gâteau.
Je pense qu’un jour, j’ai cassé une statuette de terre cuite en la déplaçant pour la poser ailleurs, justement pour éviter qu’elle ne soit brisée par accident.
Je pense qu’il n’y a pas de nom sur la tombe du soldat inconnu, alors qu’il y en a un sur celle de chaque écrivain inconnu.
Je pense que j’aime les filles brunes, quelle que soit la couleur de leurs cheveux.
Je pense que l’amour étant une équation à deux inconnues, il ne peut exister de solution unique.
Je pense que si, quand un avion s’écrase, tout est détruit sauf la boîte noire, on ferait mieux de voyager en boîte noire.
Je pense que je viens de lire une faute d’orthographe philosophique. Quelqu’un vient d’écrire : « le court de la vie. »
Je pense qu’on ouvre toujours la bouche en donnant à manger à la cuillère à un bébé.
Je pense qu’on se met à radoter au moment où on commence à avoir des choses à dire, mais je me demande si je ne l’ai pas déjà dit.
Je pense que Paris vaut bien Metz.
Je pense que si la lune a la couleur du beurre, c’est à cause des croissants du même nom.
Je pense que c’est bizarre qu’on dise parfois : « Dépose-moi au feu rouge qui est vert. »
Je pense que j’ai été rassuré lorsque j’ai appris que certaines personnes que je n’aimais pas me détestaient elles aussi.
Je pense qu’on peut mettre de l’eau bénite dans une batterie, si Dieu n’a pas oublié de la déminéraliser au préalable.
Je pense qu’il n’y a rien de plus banal qu’un Britannique en sandales, alors qu’il y a douze pouces dans un pied anglais.
Je pense qu’on peut mourir d’amour, tiens, hier, j’ai failli me faire écraser par un bus parce que je regardai une fille en traversant la rue.
Je pense qu’il y a de l’estragon dans l’omelette à l’estragon lors qu’il n’y a pas de Sicilienne dans la pizza à la sicilienne.
Je pense que je n’hésite jamais à mentir, et qu’à force, je suis devenu un menteur relativement sincère.
Je pense que l’aphorisme : « Aucun aphorisme n’est vrai » pose des problèmes de logique formelle tout à fait intéressants.
Je pense que j’ai le mal de l’air quand j’écris en avion, mais jamais quand j’écris « en avion ».
Je pense qu’il m’arrive de plus en plus souvent de ne plus me souvenir du nom d’un écrivain ou d’un artiste. Pas plus tard qu’hier, c’était je ne sais plus qui.
Je pense que la phrase préférée des économistes : « On ne fait pas boire un âne qui n’a pas soif » résume à elle seule le vide de la pensée économique.
Je pense que si tu prends deux points A et B, même au hasard, ils sont toujours situés à la même distance l’un de l’autre.
Je pense que, n’en déplaise à Pascal, l’homme est beaucoup plus proche du singe que du roseau.
Je pense que l’aspirateur aussi, un jour, retournera à la poussière.
Je pense que beaucoup de garçons s’imaginent, à tort, que Morphée est une fille, parce qu’on dort dans ses bras.
Je pense qu’on se moque de nous, les « sans domicile fixe » n’ont pas de domicile du tout.
Je pense qu’il n’y a pas que dans Nietzsche que beaucoup de lettres ne servent à rien.
Je pense que Pénélope devait être une sacrément jolie fille, pas le genre à faire tapisserie.
Si vous n’êtes pas rassasiés, il ne vous reste qu’à vous procurer l’ouvrage… pour découvrir les neuf cent soixante autres pensées originales d’Hervé Le Tellier, à moins que vous ne vouliez y ajouter les vôtres !
[1] Pour son roman l’Anomalie, Flammarion, 2020.
[2] Les amnésiques n’ont rien vécu d’inoubliable ou Mille réponses à la question « A quoi tu penses ? », Ed. Le Castor Astral (2017, première édition en 1997).
Billet d’humeur de Dominique Maillard, Président d’honneur de la FNEP