Il vous est sans doute arrivé, au détour d’une page d’Internet ou à la lecture d’une maquette typographique, de tomber sur l’expression latine sibylline servant de titre à ce billet. Non sans raison vous vous êtes demandé ce que cela signifiait et pourquoi cette sentence figurait en cet endroit. Bien que cette citation déformée n’ait pas de sens immédiat, elle a une longue histoire.

La signification d’abord : c’est du Cicéron, excusez du peu ! Le passage est tiré du texte[1] « neque porro quisquam est qui dolorem ipsum quia dolor sit amet, consectetur, adipisci velit … » qui peut se traduire par « personne n’aime la douleur en elle-même, ne la recherche et ne la souhaite, tout simplement parce qu’il s’agit de la douleur… ». Mais que vient faire cette pensée philosophique stoïcienne dans une composition typographique ?

Au 16e siècle, un imprimeur a adapté le texte de Cicéron afin d’en tirer une page d’exemples typographiques. Cet extrait a été utilisé pendant plusieurs siècles par les typographes pour mettre en évidence les apparences les plus caractéristiques de leurs polices (appelées autrefois « casses »). En effet, les lettres que la formule contient et l’espacement des caractères font apparaître de façon optimale l’épaisseur, la présentation et toutes les autres   caractéristiques importantes du caractère.

Mais la phrase a connu un autre usage, désormais prépondérant. Elle est devenue le standard utilisé dans l’imprimerie pour les textes factices. Avant l’avènement de la PAO[2], les graphistes devaient faire des maquettes de présentation en dessinant des lignes factices pour figurer le format du texte. Des feuilles auto-adhésives préimprimées avec le texte « Lorem ipsum… » ont permis de figurer de façon plus réaliste l’insertion d’un texte dans une page. L’ordinateur n’a pas rompu avec la tradition et les lignes factices de texte (ou d’un projet de texte) continuent à reproduire des passages plus ou moins longs du « Lorem ipsum… ». Cette survivance d’une langue morte à la faveur des techniques les plus vivantes est surprenante. C’est essentiellement parce que le texte n’a pas à être compris que le latin perdure.

Un texte factice en français ou en anglais attirerait l’attention du lecteur davantage qu’un texte écrit dans une langue quasiment oubliée aujourd’hui. Il n’est pas aussi facile de reconnaître un texte de remplissage s’il signifie quelque chose et se révèle compréhensible étant écrit dans la langue du texte restant. Il est déjà arrivé que des rédacteurs corrigent des textes fictifs – et pire encore – que de tels textes aient été imprimés. Le recours au remplissage factice suppose en effet que le relecteur fasse bien son travail. Une petite mésaventure est arrivée à la société de télécommunications « Belgacom » en 2012. Dans un communiqué officiel annonçant son partenariat avec un fournisseur important de solutions d’infrastructure convergente (cloud computing, pour les intimes), la société a tout simplement oublié de supprimer deux paragraphes en latin…qui ont intrigué les commentateurs, familiers des acrobaties linguistiques de nos voisins belges mais ignorant que le latin avait rejoint les langues officielles du royaume !

Bel hommage de la modernité au classicisme et incitation philosophique à la réflexion sur la douleur (de l’oubli ?) pour les latinistes.

[1] Passage d’un traité de théorie éthique, de Finibus Bonorum et Malorum, écrit par Cicéron en 45 avant Jésus-Christ.

[2] PAO : Publication assistée par ordinateur.

 

Billet d’humeur de Dominique Maillard, Président d’honneur de la FNEP