Julien Réau, co-organisateur de la mission 2016 au Canada, est responsable de projets d’innovation dans le domaine de la mobilité chez Transdev Group.

Après plusieurs voyages européens (Allemagne puis Barcelone/Londres ou Lausanne/Zurich), sur le thème, nous le rappelons, de la dimension culturelle de l’innovation, la moitié des membres de la mission FNEP 2016 s’est rendue au Canada, à Toronto puis Montréal.

Accompagnés de Pierre Azoulay, Secrétaire Général de la FNEP, Chantal Joie-La Marle (SNCF Réseau), Adrien Lavayssière (Groupe CDC), Nicola Lindertz (Ambassade de Finlande à Paris), Julien Réau (Transdev) et Marc-Stéphane Zumbiehl (RTE) ont pu rencontrer des interlocuteurs privilégiés de l’innovation à Toronto puis Montréal.

Conscients que ce voyage canadien serait par nature très riche d’enseignements mais programmé sur une période de temps restreint, il a fallu donc fallu faire des choix en matière de rencontres et cibler prioritairement des aspects complémentaires à ceux qui sont ressortis de nos voyages précédents en Europe.

Trois principales problématiques “à élucider sur le terrain » :

1.     Avons-nous la même définition de l’innovation ? En France, disruption, ubérisation, digitalisation, start-up, entrepreneuriat, design thinking dont autant de mots-clé de l’innovation.  Au Canada, ces termes renvoient-ils tous à une même conception des enjeux ?

2.      L’initiative, l’entreprenariat, sont des valeurs répandues et promues dans le modèle Nord-Américain ; elles influencent clairement la manière de faire de l’innovation. Allions-vous identifier une différence de “culture” entre Toronto (province de l’Ontario) et Montréal (province  du Québec) ?

3.     Nous avions détecté lors de nos rencontres françaises, espagnoles et anglaises que l’économie sociale et solidaire était un secteur en fort développement et pourvoyeur de nombreuses innovations (nous pouvons citer Blablacar en France mais les exemples sont nombreux). Montréal bénéficie quant à elle d’une notoriété internationale en matière d’économie sociale et solidaire, notamment parce que le bénévolat y est très développé. Allions-nous identifier là-bas des pratiques et des processus nouveaux pour rendre tout à chacun “innovant” à son niveau dans la société ?

A l’issue des différents échanges et déplacements, non seulement la mission a obtenu des réponses à ces différentes questions, mais, au-delà, certains aspects, plus inattendus, se sont dévoilés.

Il faut bien prendre conscience du rôle prééminent joué par les monopoles. C’est un pays soumis à une normalisation et une réglementation importantes, aboutissant à un faible niveau de concurrence dans certains secteurs d’activité. Cet état de fait a d’importantes répercussions sur le niveau d’innovation.

Deux exemples peuvent être cités :

Le premier est lié au domaine des transports : la plupart des grandes villes canadiennes sont desservies par des régies. A Montréal comme à Toronto, il y a une critique partagée unanimement sur le niveau d’investissement et les moyens d’accès aux centres-villes (proposés par les routes ou les transports en commun). Ceci est particulièrement visible à Toronto, où le niveau des infrastructures – avec un nombre limité de lignes de métro (2 pour le centre-ville), la quasi absence de voies réservées à la circulation des tramways historiques ou des bus, la faible qualité des équipements pour les piétons – nous est apparu en forte contradiction avec l’image de grande métropole pourtant ressentie via le dynamisme économique et l’état d’esprit des personnes rencontrées.

Le second exemple concerne le domaine des télécommunications : la majorité des réseaux provinciaux est exploitée par l’une des entreprises Rogers, Bell ou Telus, qui pratiquent des tarifs identiques et élevés (proches des débuts de l’internet mobile en France) qui défavorisent la consommation et l’équipement en smartphone. Cette faible digitalisation des usages réduit d’autant l’innovation dans le domaine du numérique, considéré pourtant comme locomotive des transformations dans de nombreux secteurs. Le contraste est assez frappant après avoir rencontré des acteurs de l’innovation numérique à Barcelone ou à Londres qui s’appuyaient sur un fort taux d’équipement.

Par ailleurs, les prises de décisions publiques sont perçues comme lentes et semblent ralentir la mise en place de grands projets structurants. Selon une observation générale, les personnes rencontrées ont regretté que leurs projets, parfois sans difficultés particulières, ne soient pas adoptés plus rapidement. Malgré des personnalités politiques qui essayent de faire bouger les lignes (on peut citer Justin Trudeau ou Denis Coderre, le maire de Montréal, chacun à sa manière), il a été porté à notre connaissance la contrainte afférente au triple niveau de gouvernance territoriale : celui du Canada, celui de la Province, et celui de la Ville ou de l’agglomération. Les étapes de validation des contributions de chaque gouvernement prennent du temps et nécessitent un certain consensus, régulièrement mis à mal par les élections à tour de rôle… A contrario, la triple dynamique peut aussi donner un cap constant, une sorte de stabilité au pays qui rassure. De manière générale, il apparait que l’ensemble du pays souffre d’un « mille feuille administratif » regretté par les acteurs de l’innovation.

Les réponses aux questions posées par la mission

Le premier enseignement concerne les enjeux autour de l’innovation, comme dans les autres pays visités et comme en France, il y a au Canada cette volonté ardente d’innover pour exister économiquement. Comparativement aux Etats-Unis, à l’Europe et la Chine, le Canada est un petit pays dont le marché intérieur ne suffit pas à alimenter une machine économique nationale très dépendante des exportations. Une des conséquences est que le Canada créé beaucoup de start-ups, mais que peu franchissent, en tant que telles, le seuil des 100 M€ de chiffre d’affaire. Elles sont intégrées, avant, dans de grands groupes américains. Certains secteurs d’excellence canadienne construisent leurs “clusters” à l’instar de la recherche médicale à Toronto ou encore l’ensemble du secteur aérospatial à Montréal, autour de Bombardier.

Ce que la mission a particulièrement retenu :

  • Les incubateurs de startups, bien connectés aux grandes entreprises et aux écoles, universités et instituts de recherches. La particularité est qu’ils sont situés en plein centre-ville (DMZ à Toronto).
  • Les relations entre grandes entreprises et startups, les lieux de rencontre et de networking. Nous avons beaucoup échangé sur le grand écosystème de Waterloo (au nord de Toronto,  construit autour de  RIM – Blackberry) ou le « Quartier de l’Innovation » à Montréal, plateforme de rencontre entre acteurs de l’innovation, au-delà d’être un nouveau quartier.
  • La volonté de bâtir des “villes agréables”, Toronto misant notamment sur le très ambitieux projet urbain du “Waterfront” pour attirer ou retenir les meilleurs profils au niveau international. La compétition de l’innovation, c’est aussi un sujet d’émulation entre les métropoles (sujet largement débattu à Barcelone).

Deuxième enseignement, au-delà de la culture d’innovation, le Canada a développé une forte culture de l’entreprenariat issue de l’initiative individuelle avec des interlocuteurs qui sont toujours dans l’esprit « il faut essayer ».

Il y a plusieurs raisons probables à cet état d’esprit : la notion d’« initiative individuelle » existe et est encouragée, elle est promue à l’école et à l’université. Nous avons vu aussi, dans de grandes universités, un lien intergénérationnel fort entre les étudiants et les anciens élèves devenus grands entrepreneurs : ces derniers participent activement à la pédagogie et au financement de leur université, créant un esprit de corps et une stimulation vers l’innovation. Enfin, dès leur plus jeune âge, les Canadiens sont encouragés à être bénévoles dans le domaine de leur choix. Ceci oblige à se poser la question “que souhaiterai-je faire et proposer ?”. Au-delà de ces points communs entre les deux villes visitées, nous avons perçu de légères différences dans la mise en application : une propension québécoise à s’appuyer prioritairement et préalablement à toute innovation sur l’expertise (les savoir-faire techniques du secteur aérospatial, ou de Polytechnique Montréal sur l’intelligence artificielle en sont de bonnes illustrations). L’Ontario semble avoir une culture qui tende à aller plus rapidement vers le marché, peu importe le secteur concerné (finance, numérique ou santé…).

Autre interrogation levée,  il existe effectivement des pratiques d’innovation très spécifiques dans le domaine de l’économie sociale et solidaire, aux qualités éminentes ; elles sont portées par des acteurs au Québec, dans un état d’esprit sous-jacent à celui de l’Europe mais pour faire encore mieux.

A titre d’illustration :

  • Communautique, association montréalaise formée initialement sur le concept européen de FabLab (où tout est documenté pour que chacun puisse apprendre) – à ne pas confondre avec le MakerSpace concept américain qui met à disposition des machines – est le premier FabLab du Canada, avec l’objectif de permettre aux usagers de « prendre en main leur vie citoyenne » par les moyens numériques et collaboratifs. Les méthodologies de Living Lab sont remarquables pour trouver des solutions à des situations de complexité (par exemple  le réaménagement d’un espace public)
  • Exeko, dont le programme est “l’inclusion par l’innovation”, développe des valeurs (la présomption d’égalité) et des programmes extrêmement novateurs (par exemple le “théâtre invisible” pour faire réagir des personnes dans la rue face à une situation) et documentés. Cette innovation “dans la manière de faire” favorise la rencontre et donc la réflexion collaborative. A quand la diffusion dans les écoles ?

Enfin, en matière de créativité associée à un savoir-faire technique, la journée chez Ubisoft, associée à un programme de découverte proposé par HEC Montréal, a été un moment important du voyage. Cette immersion dans l’univers du jeu vidéo a illustré un aspect que nous aurions pu oublier lors de notre quête d’innovation : comment concilier créativité et production industrielle ?

Les étapes de la réalisation d’un jeu vidéo sont très cadrées : breakthrough (créativité et liberté), conception (créativité orientée), pré-production (rationalisation des phases antérieures), production puis amélioration itérative du produit dans le respect du time to market. Le paradoxe de la culture de l’innovation se trouve finalement dans un équilibre assez délicat entre l’envie de faire et la résignation : « Manager une telle équipe de développeurs et de créatifs hyper-motivés passe par la gestion de tout ce qu’ils veulent faire… en plus de ce qu’on attend d’eux… et qu’on a pas le temps de faire car il faut livrer à l’heure! ».

Finalement, le Canada, conscient de son potentiel (l’état d’esprit toujours positif, l’existence de pépites dans plusieurs secteurs d’activité) mais aussi de ses points faibles (taille du marché intérieur, faible attractivité des talents en raison de la concurrence de la Silicon Valley, agilité toute relative des différents niveaux de décisions, sans parler de quelques situations monopolistiques) mise, comme la France, sur l’innovation pour exister et développer les savoir-faire  et le bien-être (la qualité de vie) des habitants.

Assurément, le pragmatisme des personnes rencontrées, le positivisme au quotidien et les multiples bonnes idées à “copier” pour créer de la rencontre entre les individus, ont fortement enrichi le contenu de notre mission 2016 sur la “culture de l’innovation”.

————————————————————–

1 La délégation était composée de Chantal Joie-La Marle (SNCF Mobilités), Adrien Lavayssière (Groupe CDC), Nicola Lindertz (Ambassade de Finlande à Paris), Julien Réau (Transdev) et Marc-Stéphane Zumbiehl (RTE) accompagnés par Pierre Azoulay, Secrétaire Général de la FNEP

2 on peut citer Justin Trudeau ou Denis Coderre, le maire de Montréal, chacun à sa manière